mardi 5 janvier 2021

Pour une pensée stratégique arménienne (II)

Pour une pensée stratégique arménienne 

(II et fin)

 

« Un bon plan qu’on peut mettre en œuvre maintenant vaudra toujours mieux qu’un plan parfait qu’on pourra mettre en œuvre la semaine prochaine. » 

George S. Patton

 

Il y a deux façons de réagir à un traumatisme tel que celui occasionné par la deuxième guerre d’Artsakh : soit on baisse les bras, on cherche des boucs émissaires, on maudit « le monde entier qui nous a lâchés », etc., soit on essaye de tirer les leçons de cette défaite, d’abord pour analyser les causes, ensuite trouver des solutions et enfin mettre en œuvre les moyens pour atteindre ces objectifs.

Nous sommes résolument dans cette deuxième perspective.

Analyse

Commençons par ce fait : à la suite de cette deuxième guerre d’Artsakh, clairement attisée par une idéologie génocidaire (idéologie panturquiste qui perdure depuis le début du 20e siècle), en plus des pertes humaines nous avons perdu aussi des terres. Alors posons-nous la question principale :

« Quand des peuples vivent des génocides, certains gagnent des terres, d’autres en perdent. Pourquoi ?»

Pour commencer, il faut se débarrasser d’une idée fausse. Les Arméniens parlent de « pays amis » en oubliant le principe essentiel en géopolitique : « les états n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Il peut exister des amitiés entre les peuples et les Arméniens, certes, en comptent beaucoup, mais d’ «états amis » non. Le contraste entre l’attitude de la France et des Français durant ces 44 jours de guerre (qui en réalité fut une boucherie) est un bon exemple. Alors que la population française, les collectivités territoriales, des associations… se sont mobilisées pour apporter une aide humanitaire aux Arméniens d’Artsakh, la diplomatie de la 6e puissance mondiale, co-présidente du groupe de Minsk, s’est murée dans une neutralité frisant la complicité avec les crimes de guerre commis par l’agresseur à multiples facettes (Turquie, Azerbaïdjan, terroristes islamistes). Par conséquent, les Arméniens peuvent remercier leurs amis français, mais pas la France.

On peut penser ce que l’on veut des autres pays qui sont liés d’une façon ou d’une autre à l’Arménie sur le plan géopolitique ; la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan, Israël, l’Iran…, chacun de ces États a une pensée stratégique pour défendre ses intérêts et poursuit son agenda. Depuis l’indépendance de l’Arménie, en septembre 1991, force est de constater qu’il n’existe pas de pensée stratégique arménienne.

La Russie : solution ou impasse ?

 

« L’Arménie ne pouvait pas, ne peut pas et ne pourra pas exister sans la Russie. Mais le plus grand problème de l’Arménie reste la Russie.»

Tony S. Kahvé

 

Cette affirmation peut paraître paradoxale. Mais en réalité, c'est un vrai dilemme. Comment établir une démocratie en Arménie après la chute de l’empire soviétique tout en restant dépendant de la Russie sur le plan sécuritaire ? Cette guerre l’a démontré encore une fois, l’Arménie (quand nous parlons de l’Arménie, l’Artsakh en fait naturellement partie) ne pourra pas compter sur l’Occident pour sa survie. Les Russes ont imposé leurs conditions avec le cessez-le-feu trilatéral (Arménie-Russie-Azerbaïdjan) signé le 9 novembre, en mettant hors-jeu les deux co-présidents (les États-Unis et la France). La frontière arméno-turque est sous protection russe jusqu’en 2044. Donc l’Arménie est sous le parapluie russe pour sa protection. Or la Russie, héritière de l’empire soviétique, ne permettrait pas que son proche voisinage soit « pollué » par une « démocratie coloriée ». Les exemples de la Géorgie et de l’Ukraine l’ont démontré. Comment faire, de lors, pour se débarrasser d’un régime oligarchique qui a pillé le pays pendant 20-25 ans, causant ainsi une émigration fatale pour la survie même de la nation ? A-t-on une autre solution entre un régime autocratique imposé par la Russie (pour qui la moindre réussite démocratique dans l’un de ses anciens satellites est inacceptable) et une « révolution de velours » (ou « de couleur ») financée par la « galaxie sorosienne » au service des mondialistes cosmopolites ? 

Une pensée stratégique indispensable

Disons-le tout de go : l’unique responsable de cette défaite humiliante et traumatisante est l’État d’Arménie et le peuple arménien (Arménie + diaspora). Après l’indépendance et surtout la première guerre d’Artsakh en 1994, nous nous sommes endormis pendant 29 ans sur des rêves pour nous réveiller un 10 novembre 2020 sur des paillassons.

En 29 ans, l’État a failli en échouant à mettre sur pied un pays solide et prospère. Le peuple a failli en élisant des corrompus à la tête de l’État, en monnayant son vote pour à peine 10 euros !  

Après la signature de ce cessez-le-feu, nous avons moins de 5 ans devant nous. Une réflexion globale s’impose à l’Arménie et aussi à la diaspora.

La diaspora doit définitivement sortir de son rôle de bienfaiteur pour combler sans cesse (et sans avoir droit à la parole) la défaillance d’un pays dont les trois présidences ont démontré leur incapacité d’ériger un pays solide et solidaire ayant la confiance de leurs citoyens. Alors que la Turquie, l’Azerbaïdjan, Iran, Israël… avaient une ligne stratégique pour atteindre leurs objectifs sur le moyen et le long terme, la seule pensée stratégique qu’avaient les dirigeants arméniens depuis l’indépendance consistait à se demander « comment piller le pays pour remplir mes poches et celles de mes proches ». Remplacer Levon par Robert ou ce dernier par Serge pour arriver finalement à Nikol ne résoudra pas le problème soulevé par l’absence de stratégie à moyen et long terme :

1.       Comment réformer l’armée et les équipements militaires pour assurer la sécurité du pays, notamment contre deux voisins dont le discours de haine anti-arménien distillé dès l’école ne laisse aucun doute sur leur intention génocidaire ?

2.       Comment établir un état de droit, avec une Justice indépendante et fiable ?

3.       Comment améliorer la démographie ?

4.       Comment inculquer les notions des devoirs et des droits aux citoyens ?

La liste n’est pas exhaustive.

L’Arménie seule ne peut pas apporter de réponses satisfaisantes pour plusieurs raisons :

1.       Manque de ressources humaines. Difficile de trouver dans une population de 2,5 millions (encore faut-il soustraire de ce nombre les moins de 18 ans et les vieillards) une nouvelle classe de ministres, parlementaires, cadres, fonctionnaires… pour irriguer l’appareil d’état et l’administration avec du sang neuf.

2.       Toute une génération, celle des plus de 30 ans, est encore animée par la mentalité soviétique. Difficile de changer du jour au lendemain.

3.       Manque de capacité financière propre. Un budget d’État faible.

4.       Manque d’intellectuels et de scientifiques dont la plupart ont quitté le pays après l’indépendance et surtout après la tuerie au parlement d’octobre 1999.

5.       Manque d’instituteurs, de professeurs pour améliorer l’éducation, de la maternelle à l’Université.

6.       Etc.

Pour toutes ces raisons, une implication forte de la diaspora dans les affaires internes de l’Arménie est indispensable sur le plan politique, économique et judiciaire, chacun apportant ses compétences et son staff via un programme d’immigration massive. Si l’on veut une Arménie indépendante et sanctuarisée il faut payer le prix. La liberté et la sécurité ont un prix. Et nous ne pourrons compter que sur nous-même. Il y a encore des hommes patriotes en Arménie qui aiment leur pays et veulent le sauver. Ils doivent être accompagnés et épaulés par des Arméniens de la diaspora.

Il faudra trouver les formes pour que cette implication de la diaspora devienne une réalité, quitte à changer la Constitution et trouver le financement pour accompagner un tel projet.

C’est urgent. Le compte à rebours de cinq ans a déjà commencé. Tic-tac, tic-tac…  

 

Varoujan Sirapian

Président-fondateur de l’Institut Tchobanian

3 janvier 2021