Mais
pourquoi
les Turcs ont-ils massacré
les Arméniens ?
par
Jean V. Guréghian
rédacteur de la revue Europe&Orient
Avant de répondre à cette question clé, notons qu’il s’est produit, ces dernières décennies, un fait important. Pour citer le pays situé à l’ouest de la République d’Arménie actuelle et qui fut la patrie historique du peuple arménien pendant près de 3000 ans, la plupart ne disent plus « Arménie », mais : « Anatolie », « Anatolie orientale », « Asie mineure », « provinces orientales », « Est de la Turquie », etc.
L’article 16 du traité de San Stefano de 1878, concernant
les réformes en Arménie turque, nommait bien l’« Arménie ». Encore
en 1966, lors d’un important tremblement de terre dont l’épicentre se situait à
Varto, entre Mouch et Erzeroum, au nord-ouest du lac de Van, un quotidien
anglais avait titré cet événement : « Séisme en Arménie ».
Cela ne serait sûrement plus le cas aujourd’hui.
Il est vrai que tout a été fait, depuis 1915, par les
différentes autorités turques, pour effacer à jamais le mot
« Arménie ». Après avoir vidé l’Arménie de ses habitants légitimes,
on a effacé toute trace d’Arméniens. Depuis le traité de Lausanne (1923), les
autorités turques ont refait l’histoire à leur manière. Les noms des villes,
des villages, des fleuves, des montagnes (Taurus arménien est devenu Taurus
oriental), etc. ont été changés. La liste serait extrêmement longue s’il
fallait l’énumérer. On a même, ces derniers temps, changé des noms d’animaux.
En effet, en 2005, le ministère turc de l’Environnement a débaptisé la race de
mouton Ovis Armeniana en le renommant
Ovis Orientalis Anatolicus, de même
pour le chevreuil, de son nom scientifique Capreolus
Capreolus Armenius, qui a été rebaptisé… Capreolus Caprelus Capreolus !
Ce qui est incroyable, c’est que même lors de soirées commémoratives
concernant le Génocide arménien, les termes employés par les historiens et
spécialistes du Génocide, pour citer le pays, lors des débats, sont encore une
fois : « Anatolie », « Anatolie orientale », « Asie
mineure », « provinces orientales », « Est de la
Turquie », etc.
En conséquence, lorsque l’on pose la question légitime et fondamentale,
« mais pourquoi les Turcs ont-ils massacré les Arméniens ? »,
les réponses sont souvent à côté de la réalité. Ce serait parait-il pour des
raisons « religieuses, ethniques, raciales, financières, etc. »,
alors que la raison principale qui est territoriale est souvent oubliée.
Je me souviens, c’était lors d’un dîner officiel, une
personne avait posé cette question clé, en s’adressant à un leader politique de
la diaspora. Sa réponse fut très détaillée autour des raisons
« religieuses, ethniques, etc… ». Je lui fis remarquer, après son
intervention, qu’il avait dû oublier de parler des raisons territoriales.
N’oublions pas qu’en 1914 l’Arménie était au seuil de
l’indépendance. À la veille de la guerre, les réformes en Arménie avaient fait
une grande avancée. Malgré les réticences de l’Allemagne et de l’Autriche, les
puissances européennes, sous la pression des Russes et des Français, parvinrent
à un règlement de compromis qui regroupait les sept provinces arméniennes sous
la forme de deux grandes régions administratives autonomes (au nord : Sébaste,
Trébizonde, Erzeroum; au sud : Van, Bitlis, Diyarbakir, Kharpout), le tout sous
la surveillance d’inspecteurs généraux européens de pays neutres, le Hollandais
Westenenk et le Norvégien Hoff (qui seront expulsés quelques jours avant la
déclaration de la guerre par la Turquie). Ainsi, l’Arménie, après tant d’années
de souffrance et de massacres (notamment entre 1894 à 1896) était parvenue au
seuil de l’indépendance.
L’enjeu était crucial pour les Turcs nationalistes, car
l’Arménie occidentale (sans la Cilicie), avec ses sept provinces, totalisait
une superficie de 328.800 km2
(à peu près la superficie de la Pologne). À elle seule, la province de Sébaste
(Arménie mineure), avec ses 83.700 km2
était trois fois plus grande que la Rép. d’Arménie actuelle (ou la
Belgique). Face à la prévisible indépendance d’une vaste Arménie, qui aurait
une fois de plus amputé le territoire de l’ex Empire ottoman, les dirigeants
turcs ont voulu stopper ce processus « peau de chagrin ». De plus,
les dirigeants turcs, probablement nostalgiques de la gloire passée de l’Empire
ottoman (et prêchant le panturquisme), voulaient recréer un vaste empire, mais
cette fois en se retournant vers l’Est, en faisant la jonction avec les
« peuples frères » d’Azerbaïdjan et de l’immense Asie centrale, tous
turcophones (d’où la guerre avec la Russie), en opposition au précédent empire
multiracial. Là encore c’est l’espace arménien qui aurait empêché cette future jonction.
La logique des dirigeants jeunes turcs était simple, pour
faire barrage à la prévisible indépendance de l’Arménie, il fallait liquider la
Question arménienne en… liquidant tous les Arméniens de l’Empire (sauf
Constantinople). La (Première) Guerre mondiale était pour eux une occasion
unique.
Pour Talaat, le principal responsable du Génocide de 1915,
il s’agissait de « question concernant les intérêts turcs et la
patrie », comme il le confiait à son ami Vartkes.
Vartkès Serenkulian, héros et député avait échappé à la
rafle du 24 avril 1915, jour du déclenchement du Génocide à Constantinople, où
650 intellectuels furent arrêtés. Il profita de ce répit pour aller s’informer
auprès de son ami Talaat.
Extrait du livre de Hayk « Avenir de la Diaspora
arménienne » (les majuscules sont dues à l’auteur) : « -
Donc vous [les Jeunes Turcs] allez continuer l’œuvre du Sultan
Hamid ? - Oui ! Nous ferons ce qu’exige l’INTERET TURC ! – Pacha
tant d’amitié nous lie, j’ai une famille, aie pitié d’elle, si je suis en
danger dis-le moi pour que je m’éloigne. – Vartkès, il faut que tu comprennes,
il s’agit d’une QUESTION CONCERNANT LA PATRIE, l’amitié et les relations
personnelles n’ont pas de place ici. Ne reste pas, va-t-en ! - Et Vartkès
lui baisa la main. »
Le grand écrivain et député Krikor Zohrap, avait lui aussi
échappé à la première rafle du 24 avril. Il avait échappé à cette première
vague d’arrestation car… il était au club ce soir là, et jouait aux cartes avec
ses amis députés jeunes turcs ! Quelques jours avant, son ami Talaat l’avait
embrassé en le quittant (en guise de dernier adieu ?!), ce qui avait
d’ailleurs étonné l’écrivain. Avant l’arrivée au pouvoir (en 1908) des Jeunes
Turcs, Talaat recherché par la police du sultan avait trouvé refuge chez son
meilleur ami, Zohrap, où il se cachait.
Krikor Zohrap et Vartkès Serenkulian seront arrêtés et déportés
peu de temps après. Après l’avoir torturé, les tueurs achèveront Zohrap en écrasant
sa tête avec des roches, près d’Ourfa. Vartkès sera lui aussi torturé puis
assassiné non loin d’Ourfa, à Garakeupri.
Les dirigeants Jeunes Turcs pensaient que même en perdant la
guerre, ils réussiraient à se débarrasser définitivement de la Question
arménienne. La preuve, Mustafa Kemal a transformé la défaite de 1918 en
victoire, en chassant les survivants arméniens (sans compter les nouveaux
massacres organisés par Topal Osman). Il s’appropria tous les biens nationaux
et individuels des Arméniens et imposa les frontières actuelles de la République
Turque sur les ruines de l’Arménie. D’ailleurs, au moment même où le président
américain W. Wilson traçait, par un document officiel, la future frontière
entre l’Arménie et la Turquie, selon la mission qui lui avait été confiée au Traité
de Sèvres de 1920, Kemal écrasait la nouvelle République d’Arménie, dans un
bain de sang, pour annuler toute contrainte de frontière imposée par ce traité
et pour gratter encore quelque 20 000 km2 (aussi grand que l’Etat
d’Israël) à l’ancienne Arménie russe. Ce qui lui fut acquis et entériné par
Lénine aux traités de Kars et de Moscou. Quant au Nakhitchevan, les Turcs le
rendirent aux Soviétiques à condition de ne pas le rendre aux Arméniens mais à
l’Azerbaïdjan et en y gardant un droit de veto.
Une petite anecdote illustrant à quel point un minuscule
territoire de quelques dizaines d’hectares avait une importance aux yeux des
nationalistes turcs : au moment de signer le traité de Kars (octobre
1921), les Soviétiques (qui apparemment n’avaient pas bonne conscience)
demandèrent aux Turcs de garder les ruines d’Ani, ancienne capitale historique
de l’Arménie, côté arménien, puisqu’elle devait jouxter la future frontière. Ce
qui fut catégoriquement refusé !
L’annihilation de l’Arménie et de son peuple, mais surtout la
non condamnation de ce crime par la communauté internationale, serviront
d’exemple à Hitler qui dira à ses généraux (afin de les encourager à la
barbarie), le 22 août 1939,
avant d’attaquer la Pologne : « … Qui se souvient encore de
l’anéantissement des Arméniens ? ».
Hitler n’a pas réussi (heureusement) à faire disparaître la
Pologne de la surface de la planète, comme l’a fait Talaat pour l’Arménie
occidentale, néanmoins il y a tout de même exterminé six millions de Polonais, dont
trois millions de juifs.
C’est bien pour s’accaparer définitivement l’Arménie (et la
Cilicie) que… les Turcs ont massacré les Arméniens.
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