samedi 7 septembre 2013

6-7 septembre 1955 : la nuit barbare à Istanbul

6-7 septembre 1955 : la nuit barbare à Istanbul

Une banale histoire d'ultra-nationalisme

Par Varoujan SIRAPIAN
directeur de la revue Europe&Orient


J’avais presque dix ans quand ce qu’on appelle pudiquement « les événements du 6-7 septembre », en réalité un pogrom, a eu lieu à Istanbul.

Pendant 9 heures des hordes sauvages, des paysans, des ouvriers, emmenés en cars entiers des villages lointains autour d’Istanbul, équipé tous des bâtons identiques qu’on dirait sortis d’une usine, ont sillonné les rues d’Istanbul. Ils étaient encadrés par des étudiants ultranationalistes, fervents militants de kémalisme.

Tout avait commencé par un mensonge publié dans « Istanbul Ekspres » ; « une bombe a été jetée à la maison de Atatürk ». En fait il s’agissait d’un engin artisanal lancé par un agent des services secrets turc qui a causé très peu de dégât à la maison à Thessalonique ou avait habité Mustafa Kemal dans sa jeunesse. Le rédacteur en chef adjoint qui a pris cette décision de tirage supplémentaire était Göksin Sipahioglu.

Les manifestations « spontanées » ont rapidement pris l’allure d’un pogrom, « une nuit de cristal » a la turca. 16 citoyens d’origine grecque, dont 2 prêtres et un Arménien ont été tués. 32 citoyens d’origine grecque ont été blessés grièvement.  4348 magasins appartenant aux citoyens d’origines grecque, arménienne et aussi juive ont été saccagés et pillés. 110 hôtels, 27 pharmacies, 23 écoles, 21 usines, 70 églises, 3 cimetières et très nombreuses maisons appartenant aux minorités non musulmanes ont été gravement endommagés. Nombreux viols n’ont pas pu être officiellement enregistrés les familles ne voulant pas ajouter la honte à l'outrage. Mais petit à petit, les bouches se sont ouvertes et nous avons appris que la femme (une très belle femme) d’un bijoutier juif très connu était parmi les victimes.

Il y avait une boulangerie dans mon quartier à Sisli, tenu par un albanais. Le boulanger un brave type offrait tous les après-midi quelques çörek (brioche) aux policiers du commissariat qui se trouvait juste en face de sa boutique. Dans la soirée du 6 septembre, les hordes sauvages l’ayant pris pour un Grec, ont commencé à caillasser sa vitrine. Il est allé se plaindre au commissaire. La réponse de l’officier fut : « désolé je ne peux rien faire. Aujourd’hui je ne suis pas un policier, je suis un Turc » !

Beaucoup de citoyens appartenant aux minorités ayant subi ces agressions ont préféré quitter la Turquie dans les mois et années qui ont suivi.       

Les enquêtes ultérieures ont démontré l’implication de l’agent des services turc dans « l’attentat » contre la maison d’Atatürk. Mais au lieu d’être inculpé, il a obtenu une promotion comme remerciement. Quant à Sipahioglu dont le journal avait mis le feu aux poudres, il s’est installé, quelque temps après, à Paris et a ouvert (avec quel argent ?) l’agence de presse SIPA. Il a même reçu vers la fin de sa vie la Légion d’honneur de la part de président Chirac.   

Paris, 7 septembre 2013