6-7 septembre 1955 : la nuit
barbare à Istanbul
Une banale histoire d'ultra-nationalisme
Par Varoujan SIRAPIAN
directeur de la revue Europe&Orient
J’avais presque dix ans quand ce
qu’on appelle pudiquement « les événements du 6-7 septembre », en réalité
un pogrom, a eu lieu à Istanbul.
Pendant 9 heures des hordes
sauvages, des paysans, des ouvriers, emmenés en cars entiers des villages
lointains autour d’Istanbul, équipé tous des bâtons identiques qu’on dirait
sortis d’une usine, ont sillonné les rues d’Istanbul. Ils étaient encadrés par
des étudiants ultranationalistes, fervents militants de kémalisme.
Tout avait commencé par un
mensonge publié dans « Istanbul Ekspres » ; « une bombe a été
jetée à la maison de Atatürk ». En fait il s’agissait d’un engin artisanal
lancé par un agent des services secrets turc qui a causé très peu de dégât à la
maison à Thessalonique ou avait habité Mustafa Kemal dans sa jeunesse. Le rédacteur
en chef adjoint qui a pris cette décision de tirage supplémentaire était Göksin
Sipahioglu.
Les manifestations « spontanées »
ont rapidement pris l’allure d’un pogrom, « une nuit de cristal » a la turca. 16 citoyens d’origine
grecque, dont 2 prêtres et un Arménien ont été tués. 32 citoyens d’origine
grecque ont été blessés grièvement. 4348
magasins appartenant aux citoyens d’origines grecque, arménienne et aussi juive
ont été saccagés et pillés. 110 hôtels, 27 pharmacies, 23 écoles, 21 usines, 70
églises, 3 cimetières et très nombreuses maisons appartenant aux minorités non musulmanes
ont été gravement endommagés. Nombreux viols n’ont pas pu être officiellement enregistrés
les familles ne voulant pas ajouter la honte à l'outrage. Mais petit à petit, les
bouches se sont ouvertes et nous avons appris que la femme (une très belle femme)
d’un bijoutier juif très connu était parmi les victimes.
Il y avait une boulangerie dans mon
quartier à Sisli, tenu par un albanais. Le boulanger un brave type offrait tous
les après-midi quelques çörek (brioche) aux policiers du commissariat qui se
trouvait juste en face de sa boutique. Dans la soirée du 6 septembre, les
hordes sauvages l’ayant pris pour un Grec, ont commencé à caillasser sa vitrine.
Il est allé se plaindre au commissaire. La réponse de l’officier fut : « désolé
je ne peux rien faire. Aujourd’hui je ne suis pas un policier, je suis un Turc » !
Beaucoup de citoyens appartenant
aux minorités ayant subi ces agressions ont préféré quitter la Turquie dans les
mois et années qui ont suivi.
Les enquêtes ultérieures ont
démontré l’implication de l’agent des services turc dans « l’attentat »
contre la maison d’Atatürk. Mais au lieu d’être inculpé, il a obtenu une promotion
comme remerciement. Quant à Sipahioglu dont le journal avait mis le feu aux poudres,
il s’est installé, quelque temps après, à Paris et a ouvert (avec quel argent ?)
l’agence de presse SIPA. Il a même reçu vers la fin de sa vie la Légion d’honneur
de la part de président Chirac.
Paris, 7 septembre 2013