Pour une
Pensée Stratégique Arménienne (I)
Nous sommes en train de panser nos plaies après cette
défaite dans la guerre d’Artsakh, entérinée par un cessez-le-feu trilatéral entre
l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie. Pour autant, nous n’avons pas cessé de
réfléchir à l’avenir, ce qui fait partie de notre travail à l’Institut
Tchobanian.
Notre projet de publier un livre collectif sur la « Pensée
stratégique arménienne » que nous avions lancé il y a quelques mois est une
piste sur laquelle nous travaillons.
Nous avons perdu 29 ans après l’indépendance. Il
est grand temps de sortir de notre posture victimaire et d’ébaucher une
stratégie à court et moyen terme au lieu de chercher des boucs émissaires.
Dans cet esprit, il faut aussi, pensons-nous,
réorienter la mission du Fonds Arménien (FA). Bien sûr nous avons donné et nous
continuerons à donner ces jours-ci, puisque, encore une fois, on est dans l’urgence,
la situation n’ayant pas été anticipée et ses conséquences, sans doute très
lourdes, ne pouvant avant longtemps être mesurées.
Sauf erreur de notre part, l’argent récolté par le FA
est investi in fine selon les décisions prises par Himnatram d’Arménie
(sauf peut-être pour certains projets dédiés). La confusion politique créée au
lendemain du cessez-le feu ne facilitera pas la conception d’une stratégie pour
le pays à moyen terme. C’est à nous, les responsables de la Diaspora,
d’apporter toute notre aide vigilante et notre capacité de propositions.
Il y a une dizaine d’années, nous avions posé la
question de la sécurité (et donc de la pérennité) des projets en Artsakh (notamment
en dehors de l’oblast). Or aujourd’hui, nous constatons que beaucoup d’investissements
n’auront servi à rien, tombant dans les mains des Azerbaïdjanais. Sans garantir
la sécurité et la pérennité d’un territoire, y construire revient à bâtir sur
du sable.
Sans une Arménie et Artsakh (ou ce qu’il en reste)
sanctuarisés, les aides financières apportées par le FA vont tomber dans le
tonneau des Danaïdes.
La Diaspora a une puissance économique et le FA est un
vecteur pour utiliser cette puissance comme un levier pour imposer le respect
de certaines règles. Nous pensons, par exemple, aux statuts de l’UFAR (Université
française en Arménie) élaborés sous l’égide de l’ambassadeur Henry Cuny dans
les années 2000. Il avait instauré des bases solides qui, depuis 20 ans,
garantissent son bon fonctionnement, empêchant, notamment, la corruption et
toute entorse à la déontologie universitaire, permettant ainsi d’attribuer des
diplômes crédibles et valorisants et de fournir à l’Arménie jusqu’à ce jour
plus de 2000 cadres de très haut niveau qui sont le meilleur atout de son
avenir.
De la même manière le FA a déjà une base
statutaire solide, inspirant confiance et efficacité notamment en matière de
lutte anti-corruption. Nous pensons
néanmoins qu’il manque un volet géopolitique au FA pour l’accompagner dans ses
projets économiques ou humanitaires. Comme nous le redisons souvent, que l’on
veuille ou non, la politique et la diplomatie priment sur tout. On ne pourra
donc faire l’impasse sur l’évolution de la situation politique du pays et sur
la continuation de l’approfondissement démocratique qui se dessinait avant
l’agression militaire.
Sans s’immiscer dans la politique intérieure, il convient de prendre conscience que celle-ci ne saurait instaurer un plafond de verre au-dessus de toute action associative, au risque de la rendre inopérante.
Le FA a un atout non négligeable à cet égard :
étant indépendant des partis politiques, il peut rassembler une plateforme
géopolitique (scientifique, non polluée par des idéologies du passé) pour participer
à une réflexion sur une ligne directrice pour l’avenir de l’Arménie pour le
moyen et le long terme. Nous faisons cette offre au ministère des Affaires
étrangères d’Arménie depuis la création de l’Institut Tchobanian il y a 16 ans.
Elle semble plus que jamais d’actualité.
Nous devons cesser de rejeter la faute sur les autres
et comprendre pourquoi parmi les deux peuples ayant subi un génocide au 20e siècle
il y en a un qui a gagné un territoire (aujourd’hui sanctuarisé) et l’autre qui
a perdu des territoires et si cela continue risque même (une énième fois) d’être
rayé de la carte. Poser un diagnostic, trouver les remèdes et les appliquer.
Voici, nous le pensons, la piste à explorer. Sinon, comme Sisyphe, nous serons
obligés sans cesse de construire ce qui sera détruit par nos ennemis
héréditaires. Cela peut affecter aussi dans l’avenir les sommes récoltées par le
FA, une attitude résignée « à quoi sert tout ça » semant le doute dans l’esprit
des donneurs.
Agissons maintenant, pour ne pas être obligés de
réagir à l’avenir dans l’urgence.
Varoujan Sirapian
Président fondateur
Institut Tchobanian
15.11.2020
Article paru dans Nor Haratch