Turquie : Pınar Selek doit être définitivement acquittée
par Etienne Copeaux
mercredi 21 novembre 2012
Ce jeudi 22 novembre 2012, l’historien Étienne Copeaux sera
à Istanbul pour assister à une nouvelle audience du procès de Pınar Selek, à
cette occasion, il lira une déclaration à la presse dont vous trouverez le
texte ci-dessous.
Cela fait 14 ans maintenant que la justice turque s’acharne
sur la sociologue, les renvois se multiplient malgré 3 acquittement successifs.
Il n’y pas d’autre explication à cet acharnement que la volonté de punir hors
de de toutes les règles du droit, une jeune femme dont les seuls torts sont
d’avoir remis en question tous les tabous et les dénis de la société turque et
d’avoir ensuite refusé de se soumettre.
Pınar Selek
EC : " Je suis historien français, spécialiste de la Turquie, et je
suis venu comme observateur de cette nouvelle audience du procès de Pınar Selek
pour témoigner de ma préoccupation et de mon soutien.
Je vivais à Istanbul à l’époque de l’explosion accidentelle
du Marché Egyptien, en juillet 1998. Chacun le sait, c’était une période très
dure dans la guerre menée au sud-est, et la chasse aux prétendus « terroristes
» était féroce. C’est une période qui ressemble étrangement à celle que vit la
Turquie aujourd’hui.
Pınar Selek s’intéressait de près à des sujets politiquement
sensibles : les différentes formes de marginalité dans la société, et les
mouvements politiques kurdes. Elle ne se contentait pas d’observer à distance :
elle a toujours été une sociologue impliquée. Au cours de l’immense travail
qu’elle a réalisé, elle n’a accompli que des actes légaux. Pourtant, elle a été
arrêtée et torturée, puis inculpée d’avoir fomenté ce prétendu « attentat » du
marché égyptien.
Je connais donc l’affaire depuis le début, l’arrestation,
puis la libération de Pınar et son acquittement.
Mais en 2006, j’ai été sidéré d’apprendre que Pınar Selek
était toujours poursuivie, malgré son acquittement et les rapports d’expertise
qui l’innocentaient.
Aussi, en février 2011, je suis venu lui témoigner ici de
mon soutien.
J’ai partagé la joie de ses amis, lorsqu’elle a été
acquittée pour la troisième fois. Tout me semblait plus beau, plus brillant,
dans ce pays que j’aime. Cet acquittement me semblait présager la continuation
de la politique d’ouverture, un assouplissement. Puis, j’ai partagé la
déception et l’amertume lors de la remise en cause de cet acquittement, et
chaque fois que Pınar Selek a subi un déni de justice.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la sociologue a été
acquittée trois fois, les chefs d’inculpation n’ont pas résisté aux expertises,
il n’y a plus de charge contre elle. Pourtant le jugement est sans cesse
reporté, et lorsqu’un jugement est prononcé en sa faveur, il est cassé.
Ce déni de justice est à l’origine d’une peine extra-légale
: l’extension indéfinie de la durée d’un procès ; il s’agit d’une véritable
torture psychologique qui empêche le ou la prévenue de vivre une vie normale.
Selon la Convention européenne des droits de l’homme (art. 6), que la Turquie a
signée, « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un
délai raisonnable ». Est-ce que la justice turque estime « raisonnable » un
délai de quatorze ans pour juger un crime qui n’a pas été commis ?
Pınar Selek a déjà été emprisonnée durant deux ans et demi,
pour rien. Elle sait que si elle rentre en Turquie, elle risque à nouveau la
prison. Elle est donc contrainte à l’exil, pour pouvoir vivre normalement et
continuer ses travaux de recherche, car elle est une travailleuse infatigable.
C’est donc une peine de relégation extra-judiciaire qui a été infligée à Pınar
Selek, comme à de nombreux autres citoyens turcs. Ainsi par la simple menace,
par la pression du système juridique, la Turquie peut se débarrasser de
certains intellectuels qu’elle juge gênants.
Non seulement c’est une violence extra-légale faite aux
opposants, mais c’est une perte absurde pour le pays. Les intellectuels de la
trempe de Pınar Selek sont une richesse, ils représentent l’avenir.
Certes, cela a été un honneur pour nous, en Allemagne, puis
en France, de l’accueillir. Mais son pays est la Turquie, sa ville est
Istanbul, son terrain de recherche est ici.
Nous clamons tous que Pınar Selek n’est pas seule, et il est
réconfortant qu’elle ait de nombreux amis et soutiens dans de nombreux pays.
Mais nous sommes informés, nous lisons la presse turque et
observons ses médias, et nous savons que malheureusement Pınar Selek n’est pas
seule dans son cas ! Il y avait déjà eu des cas de répression célèbres, comme
celui d’Ismail Besikçi. Mais l’affaire Selek a été suivie de tellement
d’autres, touchant des milliers d’étudiants, des dizaines de journalistes, des
intellectuels, traducteurs, professeurs, écrivains, que nous sommes très inquiets.
Certes, la Turquie a les apparences d’un Etat de droit ;
mais le droit est construit pour exercer la contrainte, la justice est
transformée en un instrument de répression : elle atteint un degré d’état
d’exception, de régime autoritaire et coercitif, qui cherche à intimider sa
population et à imposer le silence.
J’ai déjà mentionné le déni de justice, la prolongation
indéfinie de certains processus judiciaires ; je dois mentionner aussi
l’outrepassement du droit, qui fait que les juges peuvent estimer qu’une
répétition de certains actes légaux peut devenir « signe d’appartenance à une
organisation terroriste » et justifier à leurs yeux l’incarcération et une
lourde condamnation. Nous en avons observé des exemples l’été dernier. Les
Français, en particulier, le savent bien depuis que l’une de leurs
compatriotes, Sevil Sevimli, a été arrêtée.
Nous sommes inquiets pour la Turquie et son avenir
politique, mais nous sommes aussi inquiets pour l’Europe.
Car tout ceci ne concerne pas seulement la Turquie.
La Turquie est candidate à l’intégration dans l’Union
européenne et tout ce qui se passe ici nous regarde en tant que citoyens
européens. La Turquie, Etat coercitif, dispose déjà par divers moyens de
leviers d’intervention dans les pays d’Europe.
Mais si la Turquie devient un Etat membre, elle disposera
alors de l’arme du « mandat d’arrêt européen » qui lui permettrait de faire
arrêter une personne poursuivie dans n’importe quel pays de l’Union, et de la
faire livrer à la police turque.
En outre, la Turquie représente un singulier « modèle » de
pays où l’extrême-droite et l’ultra-nationalisme sont puissants et exercent
leur influence sur l’Etat depuis des décennies. C’est un « modèle » qui
pourrait être copié. En France, lorsque la droite est au pouvoir, nous voyons
surgir dans les pratiques politiques des éléments qui prévalent en Turquie, et
cela nous fait peur.
C’est pourquoi, en tant que Français, en tant qu’Européens,
nous avons le devoir de nous intéresser à la Turquie, à ce « modèle » ultra
libéral et répressif, et de l’analyser.
Je souhaite à mes amis turcs le bonheur de pouvoir vivre
dans un pays démocratique, libéré d’une guerre qui dure depuis bientôt trente
ans – et nous avons appris en France à quel point ce genre de conflit peut
mettre en danger la démocratie.
Pınar Selek doit être définitivement acquittée !
Et ni Pınar Selek, ni les milliers de personnes emprisonnées
ou en attente d’un jugement ne sont seuls ! Nous nous informerons, nous
observerons, nous diffuserons les informations, jusqu’à ce que la Turquie soit
rendue à la démocratie ! "
Sources
Soutien à Pınar Selek - 22 novembre Etienne Copeaux -
susam-sokak.fr - 17 novembre 2012