Turquie-Proche-Orient : La stratégie néo-ottomane d’Erdogan
Par Alexandre del Valle
Depuis l’arrivée au pouvoir en Turquie, en 2002, du parti de
la Justice et du Développement (AKP), d’inspiration islamiste et
anti-kémaliste, la Turquie a connu une mutation économique, politique,
stratégique et socio-religieuse impressionnante. Construction de mosquées,
renvoi des militaires dans leurs casernes ou en prison, autorisation du port du
voile islamique (türban) dans les écoles ; retour géopolitique de la Turquie
dans ses anciennes possessions du Proche-Orient, candidature à l’Union
européenne, projets de suppression du serment des députés faisant référence à
la laïcité et à Atatürk, etc. L’actuel Premier ministre Recep Taiyp Erdogan,
fondateur de l’AKP et ex-maire d’Istanbul, qui déteste - comme tous les
islamistes – l’idéologie laïque de Mustapha Atatürk (fondateur de la Turquie
moderne qui abolit le Califat en 1924), tient particulièrement au projet de révision
de la Constitution turque (prévu d’ici mars 2014), officiellement pour
l’adapter aux « normes européennes de démocratie », mais en réalité pour faire
sauter les derniers verrous laïques-kémalistes qui empêchent l’AKP de
réislamiser la Turquie. Cette Constitution, forgée par les militaires en 1982,
interdit les partis islamiques et garantit la laïcité de la Justice et de
l’Etat. Comme les révolutionnaires islamistes issus des frères musulmans qui
veulent rétablir progressivement la Charià au nom de la démocratie, l’AKP se
réclame des principes démocratiques de l’Union européenne pour justifier le
démantèlement des institutions kémalistes, notamment les pouvoirs politiques
des militaires. Et l’estocade finale au modèle militaro-kémaliste laïque a été portée
par l’AKP depuis 2008, avec la condamnation et l’incarcération de militaires
anti-islamistes et de journalistes et militants nationalistes-laïques accusés
d’appartenir à un groupuscule secret qui projetait de renverser l’AKP («complot Ergenekon »). Ironie de l’histoire, ces militaires condamnés par des
tribunaux turcs repris en main par les islamistes, sont ceux-là mêmes qui
emprisonnèrent M. Erdogan en 1997 pour « incitation à la haine religieuse »,
l’ancien maire d’Istanbul et son parti, l’AKP, savourent ainsi leur revanche.
Et en digne héritier du Sultan-Calife ottoman, Erdogan vient d’annoncer
fièrement que deux nouvelles super-Mosquées vont être édifiées à Istanbul,
l’une sur la place Taksim, symbole de la Turquie moderne, véritable pied de nez
aux défenseurs de la laïcité, et l’autre -d'une capacité de 30 000 places,
inspirée de la Mosquée bleue, qui dominera le Bosphore depuis la plus haute
colline de la ville, Camlica.
Dirigeant « islamo-populiste » par excellence,
Recep Tayip Erdogan prépare, certes, les élections présidentielles de 2014 et
législatives de 2015. Mais s’il joue habilement la carte de la réislamisation,
à la mode partout dans le monde musulman, c’est aussi pour permettre à la
Turquie post-kémaliste de reprendre pied dans ses anciennes possessions
ottomanes (Egypte, Gaza-Palestine, Liban-Syrie, Maghreb, Balkans, etc). D’où
les surenchères verbales du Premier Ministre turc et de son Ministre des
affaires étrangères, Ahmet Davutoglu pour dénoncer Israël et récupérer la «
cause des causes », celle des Palestiniens. Ankara a donc pleinement approuvé
l’obtention, par la Palestine, d’un statut d’Etat observateur à l'ONU, Erdogan
appelant à la création d’un "État palestinien avec Jérusalem-est comme
capitale", véritable casus belli pour Israël, avec qui la Turquie est
pourtant formellement liée par un traité.
Comme l’hôpital se moquant de la charité, Erdogan déplore
continuellement que la Palestine est « sous occupation israëlienne ». Quant à
Davutoglu, adepte du “néo-ottomanisme” et du rapprochement avec les arabes”, il
a déclaré, lors du récent sommet de l'Organisation de la coopération islamique
(OCI, tenu à Djibouti), que les « attaques, dans la Bande de Gaza - “ prison à
ciel ouvert” - sont un crime contre l'Humanité". Il est vrai que depuis
l’affaire de la flotille de Gaza, en 2010 (commandos israéliens ayant tué neuf
militants pro-palestiniens turcs qui tentaient de briser le blocus de Gaza à
bord d'un ferry turc chargé d'aide humanitaire en mai 2010), Erdogan a trouvé
un prétexte pour dénoncer toujours plus violemment son ex-allié Israël,
meilleure façon de séduire à la fois la « rue turque » et la dite « rue arabe
». Mais les déclarations d’indignation du Premier Ministre turc reprochant à
Israël, vendredi dernier, d’appuyer la construction de 3000 logements dans des
colonies juives sonnent comme une « accusation-miroir ». Car les
islamo-nationalistes populistes de l’AKP sont assez mal placés pour critiquer
l’occupation et la colonisation de la Palestine par les Israéliens, eux qui sont
si fiers d’avoir occupé ces même lieux pendant des siècles, et qui défendent le
droit de la Turquie à occuper puis à coloniser, depuis 1974, 37 % du Nord de
Chypre, pays pourtant membre de l’Union européenne. Mieux, Ankara refuse toute
reconnaissance, même indirecte, du gouvernement légal de Chypre, et boycotte
les réunions avec l’UE que Chypre en détient la présidence tournante (jusqu’à
fin décembre). Rappelons que l’occupation de Chypre est condamnée depuis 1974
par les Nations Unies, qui exigent le retrait des troupes turques, et que
Ankara n’y a aucun droit. Malgré cela, la Turquie d’Erdogan voudrait être
admise dans l’UE sans reconnaître l’un de ses membres (chypre). Plus ubuesque
encore, Ankara menace actuellement militairement le gouvernement la République
(légale) de Chypre, membre de l’UE, parce qu’elle a accordé quatre licences
d'exploration de gaz au pétrolier français Total, à un consortium franco-russe
puis à un consortium italien (ENI) et sud-coréen (Kogas), et elle menace aussi
d’exclure de ses futurs projets énergétiques toutes ces compagnies
internationales qui ont signé des accords d'exploration du gaz dans les eaux
territoriales de Chypre.
Par ailleurs, la Turquie de l’AKP, si encline à
défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes quand il s’agit des
Palestiniens, a toujours refusé de reconnaître le droit à l’autodétermination
du Kurdistan, pourtant officiellement reconnu lors du Traité de Sèvres de 1920,
comme d’ailleurs l’Arménie. Certes, personne ne songe à revenir au Traité de
Sèvres de 1920 ou à remettre en questions les frontières de ce pays, sachant
que nombre d’autres nations ont fixé leurs frontières par la guerre. Et il ne
s’agit pas non plus d’exiger des Turcs qu’ils reconnaissent l’indépendance du
Kurdistan (à cheval sur la Syrie, l’Irak, l’Iran et la Turquie), qui risquerait
de faire éclater ces pays. Nul ne songe non plus à recréer une Arménie
occidentale dans l’Est de la Turquie, vidée de ses Arméniens entre 1898 et
1923, lors des génocides des populations arméniennes et assyro-chaldéennes
(chrétiennes) d’Anatolie, crimes contre l’humanité reconnus par les Nations
mais officiellement niés par Ankara. Mais il est clair que le gouvernement
islamo-populiste turc est mal placé pour parler de « crimes contre l’Humanité »
à Gaza à propos des raids israéliens contre les terroristes du Hamas et du
Jihad islamique, alors qu’il revendique haut et fort le droit de réprimer les «
terroristes » kurdes, dont la cause n’est, dans l’absolu, pas moins légitime
que celle du Hamas. Rappelons que la guerre entre Ankara et les Kurdes a déjà
fait 100 000, bien plus que le conflit israélo-palestinien. Les nationalistes
laïques et les militaires turcs, opposés à l’AKP, sont donc de ce point de vue
plus cohérents que les islamistes : ils ne prétendent pas intégrer une Union
européenne tout en refusant de reconnaître la République de Chypre ; ils ne
défendent pas les terroristes islamistes palestiniens ou syriens tout en
revendiquant le droit de réprimer le terrorisme kurde; et ils n’utilisent pas
pour les Palestiniens le terme de “crimes contre l’humanité” qu’ils ne veulent
pas que d’autres l’emploient contre la Turquie.
Quant à lui, le très
susceptible Calife néo-ottoman Erdogan voudrait à la fois le beurre, l’argent
du beurre et enlever la laitière…