Turquie : une avocate qui dénonce les mariages de fillettes est inculpée pour insulte à l’islam
mardi 11 décembre 2012
Il y a un lien
entre mariages d’enfants, mariages forcés et crimes d’honneur. Le taux
d’assassinat des femmes a augmenté de 1400 % entre 2002 et 2009 en
Turquie. Les mariages des fillettes à six ans sont justifiés par
l’exemple de Mahomet, dit Me Canan
Arin. Les autorités turques, pour qui la réputation de Mahomet est plus
importante que la vie et la sécurité des fillettes, veulent la faire
taire. Me Arin, qui défend leurs droits, n’a pas l’intention de se taire. Bravo madame !
Canan
Arin, avocate et militante de premier plan pour les droits des femmes
en Turquie, a été illégalement détenue le 23 juin 2012 pour avoir
dénoncé les mariages d’enfants. Pendant que son procès se poursuit, elle
vit sous la menace permanente mais refuse de se taire. Bingul Durbas l’a interviewée.
Bingul Durbas : L’Association du Barreau d’Antalya vous a
invitée en tant qu’avocate et formatrice à parler de la violence faite
aux femmes. Après votre présentation, vous avez été arrêtée. Que
s’est-il passé ?
Canan Arin : Je suis co-fondatrice du Centre pour la
mise en application des droits des femmes de l’Association du Barreau
d’Istanbul et j’y ai travaillé comme formatrice. L’association du
Barreau d’Antalya ouvrait un Centre pour la mise en application des
droits des femmes et les avocats avaient besoin de formation. Dans le
cadre de cette formation, j’ai donné une conférence sur les mariages
précoces et les mariages forcés comme formes de violence envers les
femmes. J’ai utilisé deux exemples pour illustrer mon propos. Le premier
est celui du prophète qui a épousé une fillette de sept ans. Le second
est celui du président de la République turque : son épouse, la Première
dame, avait 14 ans lors de leurs fiançailles et 15 ans lors du mariage.
Ce sont des faits.
Pendant que je parlais, des jeunes hommes se sont levés et ont
commencé à crier après moi. Ils disaient que mes propos étaient
insultants et hors sujet. J’ai nié, et je leur ai dit qu’ils étaient
libres de quitter la salle de conférence, ce qu’ils ont fait. Le
lendemain, un autre groupe de jeunes hommes (je ne suis pas certaine que
c’était des avocats) ont tenu une conférence de presse et m’ont
dénoncée à la cour en m’accusant d’avoir insulté le prophète et le
président de la République de Turquie. Ce groupe d’une dizaine d’hommes
qui ont déposé une plainte contre moi n’avaient pas assisté à ma
conférence.
J’ai été inculpée pour avoir avili les valeurs religieuses d’une
partie de la population (Code pénal turc, article 216/3) et avoir
insulté le président de la République (Code pénal turc, article 299/1).
... Dans l’acte d’accusation, le procureur utilise l’acronyme « PSSL »
(paix soit sur lui) quand il écrit le nom du prophète Mahomet dans un
document juridique. Un procureur ne peut inclure ce genre de
qualification dans les documents juridiques. Cela démontre son manque
d’impartialité dans ma cause.
Bingul Durbas : En vertu du Code civil l’âge du mariage est
de 17 ans pour les filles et les garçons, et en vertu du Code pénal les
mariages religieux ne sont pas autorisés. Toutefois, selon l’Institut
turc de la statistique (TurkStat) il y a plus de 181.000 épouses enfants
en Turquie et le taux de consentement des parents aux mariages légaux
avant 18 ans a augmenté de 94.2 % en 2011. Comment expliquez-vous la
prévalence des mariages d’enfants et des mariages forcés en Turquie ?
Canan Arin : Certains justifient ces mariages par
l’exemple du prophète et font valoir qu’une fille peut être mariée à six
ans et le mariage consommé dès qu’elle a ses règles. Pour certains,
cela est basé sur la religion. Les fillettes sont forcées de se marier
précocement parce que les femmes ne sont pas considérées comme des êtres
humains mais comme la propriété de leur famille.
Bingul Durbas : Il semble y avoir un lien entre ces deux
types de mariages et les soi-disant « crimes d’honneur ». Il existe de
nombreux cas où les victimes forcées de se marier avant d’avoir atteint
l’âge légal ont fini par être tuées, soit parce qu’elles s’étaient
enfuies, déshonorant leurs familles, soit qu’elles avaient été renvoyées
chez leurs parents par leur mari non officiel qu’elles voulaient
quitter après avoir subi des violences extrêmes. Les juges reconnaissent
l’illégalité des mariages non officiels et ne tiennent pas compte de la
légalité des actes des victimes. Les mariages non officiels sont
reconnus implicitement par les juges qui imposent des peines réduites
aux auteurs d’actes de violence sous prétexte de provocation. Je trouve
que l’attitude patriarcale de la société et des juges et la non
application des lois sont d’importants problèmes en Turquie.
Canan Arin : Absolument. Le gouvernement n’a pas la
volonté politique de faire cesser la violence contre les femmes. Comme
vous le savez, dans le cas de N.C., qui avait 12 ans quand elle a été
violée par 32 hommes, dont des agents de l’État, un enseignant et un
ancien du village, les accusés de sexe masculin ont reçu des peines
réduites tandis que les deux femmes inculpées dans cette affaire ont
reçu des peines plus sévères.
Bingul Durbas : Dans la récente affaire de O.C., les 34
suspects, y compris les agents de l’État, qui ont été inculpés pour
avoir agressé sexuellement et violé une jeune fille de 14 ans, ont été
libérés par le tribunal. L’an dernier, le ministère de la Justice a
déclaré que le taux d’assassinat des femmes a augmenté de 1400 % entre
2002 et 2009 – le féminicide est endémique en Turquie. Les menaces du
gouvernement contre la liberté d’expression envoient un message aux
militants de Turquie : gardez le silence sur la violence contre les
femmes.
Pensez-vous que vous serez en mesure de poursuivre
votre travail et de contester ces vues et ces pratiques sans crainte
d’être arrêtée ?
Canan Arin : Bien sûr, je vais continuer mon travail. Personne ne peut me faire taire.
Source : Silencing women’s rights activists in Turkey, par Bingul Durbas, OpenDemocracy, 10 décembre 2012