Les caves d’Etchmiadzine
Denis Donikian
source : http://denisdonikian.wordpress.com/2013/07/19/les-caves-detchmiadzine/
N’en déplaise aux thuriféraires patentés de l’Eglise apostolique
arménienne, la démission du Père Norvan Zakarian a brusquement révélé au
grand jour des pathologies d’autant plus surprenantes qu’on aurait eu
du mal à croire qu’elles fussent possibles au sein de cette vénérable
institution. Certains, au nom de principes plus proches d’une conception
unitarienne de la communauté que d’un renouveau religieux, ont cru bon
de souhaiter que le Père Zakarian revienne sur sa décision. On peut
demander à un gardien de la foi arméno-chrétienne, et de surcroît
aguerri par son sens et son expérience de la patience, qu’il tienne un
temps sa main droite au cœur d’un guêpier, mais on ne peut exiger qu’il
l’y tienne tout le temps. D’ailleurs, tous nos laïcs arménomaniaques,
qui déplorent aujourd’hui ce qu’ils appellent une défection, se sont-ils
empressés de le soutenir alors qu’il supportait de plus en plus mal les
harcèlements, les humiliations, les agressions que faisaient pleuvoir
sur lui sa hiérarchie ? La démission du Père Norvan Zakarian résulte
avant tout du lâchage de toute la communauté des fidèles. Je dirais même
de toute la diaspora et de ses représentants après les alertes qu’ont
constitué les affaires de plusieurs paroisses, à commencer par celle de
Nice. De mon côté, ignorant que Monseigneur Zakarian jouait à son corps
défendant un rôle de courroie de transmission, ignorant ce qu’il pouvait
endurer à devoir se plier aux diktats de la maison-mère, je lui fais
mes excuses pour des propos qui auraient pu manquer de retenue. Et je
salue aujourd’hui une démission par laquelle le Père Zakarian sauve et
pérennise l’Eglise apostolique arménienne tandis que ceux qui se croient
à l’intérieur deviennent par le même coup des étrangers à la parole du
Christ.
Il suffit d’évoquer les articles déjà publiés et qui continuent de
paraître tant en Arménie qu’en France, mais aussi les émissions de radio
chez nous, pour mesurer l’impact de l’événement. Il reste que ces
confessions, déclarations, opinions en tous genres nous laissent
volontiers sur notre faim. On s’autocensure, on dit sans dire, on
retourne le négatif en positif, bref on prend les Arméniens pour
d’imbéciles petits moutons tout en leur donnant du foin pour satisfaire
leur besoin de vérité. Mais pour dire la vérité, celle qu’on connaît,
la vérité la plus simple, encore faut-il éviter de la noyer sous un
fatras d’intentions idéologiques, de ruses dialectiques ou de
considérations historiques.
Lors de son entretien à Radio Ayp, Monseigneur Zakarian aurait
annoncé que le Père Vatché, accusé d’actes de violence, avait été
blanchi en appel. On peut supposer qu’il ignorait encore le jugement par
lequel ce même Père Vatché avait été condamné à deux ans de prison
ferme, commuée en prison avec sursis comme le veut une tolérance
accordée à des personnalités étrangères. De fait, l’élément déclencheur
de cette ténébreuse affaire aura été ce Père Vatché dont le catholicos
dira que sa « soutane relèverait de [s]a propre dignité [au catholicos]
comme elle doit relever de la [sienne] [au Père Norvan] et de celle de
chaque ecclésiastique arménien ». Il faut que le lecteur entende cela :
un Père condamné pour violence à deux ans d’emprisonnement ferme serait
indispensable à la dignité de sa « sainteté », alors que ce même
catholicos aura excommunié à tour de bras des religieux indemnes de
toute condamnation mais ayant eu le malheur de déplaire au berger
d’amour de tous les Arméniens. Tous des judas ! Et cerise sur le gateau,
il exigera du Père Norvan qu’il lui trouve un travail digne ( le Père
Vatché ayant été gardien pour nourrir sa famille, seulement gardien,
sans attache avec aucun des mafieux qui sévissent sur la Côte d’azur où
son bracelet électronique l’empêche désormais de circuler). Faute de
quoi, le Père Zakarian serait viré. A savoir viré de l’Eglise
apostolique arménienne. Mais, votre seigneurie, Père saint de corps et
d’esprit, le Père Norvan, ce sont des années de service et de
dévouement, on ne peut pas… Et que diraient les Arméniens de France,
éreintés, dilués, déboussolés ? Rien à cirer ! RAUS ! C’est que dans
cette Eglise, on ne vous vire pas pour indignités morales ou
religieuses. Dans cette Eglise on peut vous canonner hors toutes raisons
canoniques. Enfin cet ultimatum a été confirmé, non pas au cours d’une
audience privée, dans un endroit conforme à la dignité de la personne et
à la gravité de la situation. Mais dans un aéroport, en présence
d’hommes politiques arméniens de haut rang. Pour qu’ils entendent bien
qui est qui et qui peut faire quoi. Car, chez nous, là où les pas se
perdent, la nation peut se défaire. Pour preuve, la diaspora, qui a de
la colère à revendre quand il s’agit des Turcs, n’aura même pas eu un
frémissement d’indignation. Ses dignes représentants n’auront même pas
protesté devant cette curée dont la victime était aussi un des leurs,
peut-être le meilleur d’entre eux. Ce jour-là, il faut bien le dire,
c’est toute la diaspora qui a été humiliée, comme elle l’a été à Nice, à
Genève et ailleurs. Ce jour-là, le locataire d’Etchmiadzine s’est
montré comme le propriétaire de l’Eglise apostolique arménienne. Ainsi
donc le flagrant délit est-il sous nos yeux. L’Eglise apostolique
arménienne n’appartiendrait pas aux Arméniens. Celui qui doit servir
d’apôtre entre Dieu et les hommes, qui doit s’inspirer de Dieu pour se
mettre au service des hommes, cet homme-là se sert des hommes pour qu’il
soit craint et vénéré comme un dieu. Car c’est un dieu de clémence (
Père Vatché), un dieu de colère ( Père Norvan), un dieu de possession,
qui prend ce qu’il veut, où il le veut ( Paroisses de Nice et autres),
un dieu qui fait la pluie et le beau temps dans l’esprit de ses
ouailles. Un dieu qui n’a que faire de la démocratie…
Pour autant, dans ce même entretien, le Père Zakarian aurait soutenu
que le catholicos avait toujours respecté les principes démocratiques,
principalement dans l’affaire de Nice. Or, le comportement du catholicos
à son égard contredit cette appréciation, comme si la victime cherchait
à ne pas trop noircir son bourreau. De fait, il s’agit bien d’une forme
d’autoritarisme reflétant ce que l’archevêque aura dénoncé dans sa
lettre de démission, à savoir ce « climat qui règne au monastère-mère
des Arméniens, où prévaut l’absence d’amour et de bienséance ainsi qu’un
fatigant culte de la personnalité ».
Qu’est-ce à dire dans le fond ? Que même le plus indigne de ses
prêtres mériterait de la part du catholicos l’attention du berger à sa
brebis égarée ? Quoi de plus louable ! Quelle meilleure preuve de
compassion ! Mais dans la pratique machiavélique d’Etchmiadzine sauver
un prêtre implique aussi de pouvoir en jeter un autre au rebut. Et quel
autre ! Sans une once de scrupule. Dès lors, on est en droit de se
demander ce que vaut une Eglise qui relève les businessmans en soutane
et écrase les obéissants ? Quel est ce chef d’Eglise qui joue avec le
destin des hommes, élevant les uns et rabaissant les autres, et faisant
de l’obéissance l’instrument de ses caprices ?
Et par ailleurs, pourquoi ne pas s’interroger sur les raisons pour
lesquelles un catholicos défend un prêtre dont le comportement n’est
pas celui d’un homme d’Eglise ? Les paroissiens de Nice en savent
quelque chose. Qui tient l’autre par la barbichette ? Pour quelles
motivations supérieures, secrètes ou affectives, le catholicos
cherche-t-il à garder un prêtre qui ruine l’image de l’Eglise, quitte à
détruire un autre qui l’honore ? Le subalterne aurait-il de quoi faire
chanter son supérieur que celui-ci le défende jusqu’à envisager de se
débarrasser d’un archevêque, et pas des moindres ?
Comme je l’ai dit par ailleurs, cette Eglise paye en dérives
autoritaires, arrogance et comportements discutables de trop donner à
César et pas assez à Dieu. On veut nous faire croire que les dernières
élections ont été les plus démocratiques qui soient pour la désignation
du catholicos, en l’occurrence Karékine II. Plus démocratiques ne veut
pas dire démocratiques. On conçoit difficilement que la corruption
généralisée qui sévit en Arménie se soit arrêtée comme par enchantement
aux portes de la citadelle d’Etchmiadzine.( Son appétit est tellement
vorace qu’elle déborde même sur notre Côte d’Azur ). La cité qu’on
espérait être un îlot d’amour et de respect mutuel, serait selon le Père
Norvan Zakarian, un lieu où ils feraient défaut au profit d’« un
fatigant culte de la personnalité ». En d’autres termes, Karékine II
serait dans l’ordre du religieux ce qu’est Serge Sarkissian dans celui
de la politique. Son symétrique exact, avec le costume pour unique
différence. A telle enseigne qu’on voit mal le premier froisser le
second. Entente qui conduit le représentant du Christ sur la terre
arménienne à trahir ce qui devrait être son souci majeur, à savoir la
compassion. Si cette Eglise s’inspirait des principes évangéliques, elle
veillerait d’abord à nourrir les pauvres qui sont légion en Arménie.
Mais le faire équivaudrait à dénoncer la politique sociale de
Sarkissian. Alors on construit en plein Erevan une annexe
d’Etchmiadzine, dans le quartier des grands hôtels et du luxe clinquant.
Car faute de pouvoir et de savoir construire les hommes par la parole
du Christ, cette Eglise bâtit des églises. Croyant magnifier Dieu par la
pierre, elle Lui élève en réalités des tombeaux.
Cette Eglise, qui n’a jamais su séparer le religieux du national,
devait fatalement conduire aux dérives qui explosent aujourd’hui au nez
et à la barbe de tous les Arméniens. A commencer par une forte
déspiritualisation de la nation arménienne. A croire que c’est la seule
Eglise où un athée se trouve à son aise. Car pour être de l’Eglise
arménienne, il ne suffit pas de croire en Dieu, d’y venir pour faire le
plein de valeurs chrétiennes. Etre arménien suffit. Ce qui conduit à
dire que l’Eglise arménienne n’est que le théâtre de la nation, et ses
représentants des comédiens qui ont appris par cœur des rengaines qu’il
doivent savoir bien nasiller.
Eglise café au lait, qui offre à ses officiants la possiblité de se
beurrer la biscotte, avec en sus la fermière si elle vient à passer. On
peut encore admettre que le spirituel n’inspire plus nos Arméniens dont
le fonds mental tient le sol pour unique absolu. Il reste que le
désarroi dans lequel nous laisse la démission du Père Norvan Zakarian
aura produit un véritable trouble moral dont on sent bien qu’il découle
d’une perte généralisée de l’éthique. Je veux dire qu’il aura mis au
jour ce que nous avons toujours voulu cacher. Car la vérité ne se tue
pas. La vérité ne peut s’excommunier d’un mot. Les vérités intimes, les
vérités profondes que nos arménolâtres ont voulu camoufler, soit parce
qu’ils avaient honte, soit parce qu’ils étaient pleutres, viennent
aujourd’hui au-devant de la scène jouer leur part. Car toutes nos
vérités nauséabondes, enfouies de force, un jour ou l’autre remontent en
surface sous forme de souffrances. C’est ainsi que nous créons nos
bourreaux et créons nos martyrs. Quand la diaspora va visiter les ruines
de nos églises, elle ignore que ce sont les ruines morales et
spirituelles de la nation arménienne d’aujourd’hui qu’elle a devant les
yeux. On savait la corruption politique du pays, on a voulu ignorer
l’état de déliquescence morale qui affectait aussi le seul lieu qui
devait préserver comme un trésor des valeurs d’humanisme, de charité,
d’amour. Ce lieu qui aura cédé lui aussi aux tentations les plus
tristes. Car nous savons désormais qu’un prêtre condamné à la prison
peut avoir les faveurs exclusives du chef spirituel de tous les
Arméniens au détriment des meilleurs.
On nous dit du trouble-fête qu’il aille faire pénitence dans un
couvent. Si au moins ce dignitaire avait la dignité d’un repenti. Car
être élevé à la fonction de dignitaire ne vous confère pas forcément de
la dignité. Être dignitaire n’est d’ailleurs qu’une manière de
camoufler ses indignités. N’en déplaise à ceux qui nous feront une moue
d’indignés, d’aucuns pensent même qu’Etchmiadzine serait un vivier
d’indignitaires. Pourtant les affaires de Nice ne sont qu’une litanie
d’indignités qui auront indigné plus d’un paroissien. A commencer par
celle qui consiste pour un officiant ( le Père Vatché) à interrompre
sa messe pour tancer un vendeur de cierges… Mais au fait, qu’on nous
dise où sont les couvents actifs en Arménie pour qu’on puisse y envoyer
cet homme-là faire pénitence à défaut de lui trouver un pénitencier
digne de sa soutane dont le catholicos soutient qu’elle est serait le
garant de sa dignité. Quels sont les anachorètes qui par leurs prières
seraient à même de sauver ce peuple de ses propres démons ? D’ailleurs,
voilà bien ce qui manque à ce pays. Des hommes de prière. Des hommes de
pénitence. Des fous de Dieu. Quand on sait que le catholicos a autorisé
que le monastère de Tatev devienne un monument qui rapporte au même
titre que la Tour Eiffel ou les Studios d’Hollywood, on comprend vite de
quelle sauce est faite sa conception du religieux. Ce monastère devait
être un haut lieu de l’esprit. Mais le vide de Tatev est à l’image du
vide spirituel du chef spirituel de tous les Arméniens. N’est pas Grigor
Tatevatsi qui veut, lequel écrivait : « L’âme peut tomber malade de la
même manière que le corps ». Or, le grand corps du peuple arménien est
aujourd’hui malade de son peu d’esprit.
Eglise archaïque que l’Eglise arménienne, tenue par des perroquets,
qui ressassent des formules dont ils ne pratiquent plus le sens. Eglise
passéiste, embaumée de traditions obscures, argentée, dorée, qui ne sait
pas répondre aux interrogations des hommes, ni à leurs besoins, ni à
leurs angoisses. Eglise de l’indifférence, de l’arrogance et de
l’obscurantisme qui distille des superstitions, diffuse des fables,
s’octroie des saintetés artificielles. Et sous ce fatras de fadaises
dignes de contes pour enfants attardés, elle contribue à enniaiser le
peuple et étouffe la parole vivifiante du message évangélique. Que
fait-elle pour les pauvres ? Rien. Que dit-elle aux politiques pour
améliorer le sort de ces pauvres ? Rien encore. Quelles réflexions
mène-t-elle sur la bioethique, l’avortement, la contraception ? Allez
savoir. L’entendez-vous défendre la femme qu’on bat ? Que dit-elle aux
riches qu’elle ne dit pas à elle-même ? En somme, Eglise qui baptise,
qui marie, qui enterre et qui empoche.
C’est dire que l’Eglise d’Etchmiadzine, sous le catholicossat de Karékine II, n’est à ce jour ni crédible ni croyante.
Lire aussi "Arménie, la Croix et la Bannière" de Denis Donikian, Editions Sigest, 2012,2013