mardi 13 août 2013

Les caves d’Etchmiadzine

Les caves d’Etchmiadzine

Denis Donikian
source : http://denisdonikian.wordpress.com/2013/07/19/les-caves-detchmiadzine/


N’en déplaise aux thuriféraires patentés de l’Eglise apostolique arménienne, la démission du Père Norvan Zakarian a brusquement révélé au grand jour des pathologies d’autant plus surprenantes qu’on aurait eu du mal à croire qu’elles fussent possibles au sein de cette vénérable institution. Certains, au nom de principes plus proches d’une conception unitarienne de la communauté que d’un renouveau religieux, ont cru bon de souhaiter que le Père Zakarian revienne sur sa décision. On peut demander à un gardien de la foi arméno-chrétienne, et de surcroît aguerri par son sens et son expérience de la  patience, qu’il tienne un temps sa main droite au cœur d’un guêpier, mais on ne peut exiger qu’il l’y tienne tout le temps. D’ailleurs, tous nos laïcs arménomaniaques, qui déplorent aujourd’hui ce qu’ils appellent une défection, se sont-ils empressés de le soutenir alors qu’il supportait de plus en plus mal les harcèlements, les humiliations, les agressions que faisaient pleuvoir sur lui sa hiérarchie ? La démission du Père Norvan Zakarian résulte avant tout du lâchage de toute la communauté des fidèles. Je dirais même de toute la diaspora et de ses représentants après les alertes qu’ont constitué les affaires de plusieurs paroisses, à commencer par celle de Nice. De mon côté, ignorant que Monseigneur Zakarian jouait à son corps défendant un rôle de courroie de transmission, ignorant ce qu’il pouvait endurer à devoir se plier aux diktats de la maison-mère, je lui fais mes excuses pour des propos qui auraient pu manquer de retenue. Et je salue aujourd’hui une démission par laquelle le Père Zakarian sauve et pérennise l’Eglise apostolique arménienne tandis que ceux qui se croient à l’intérieur deviennent par le même coup des étrangers à la parole du Christ.

Il suffit d’évoquer les articles déjà publiés et qui continuent de paraître tant en Arménie qu’en France, mais aussi les émissions de radio chez nous, pour mesurer l’impact de l’événement.  Il reste que ces confessions, déclarations, opinions en tous genres nous laissent volontiers sur notre faim. On s’autocensure, on dit sans dire, on retourne le négatif en positif, bref on prend les Arméniens pour d’imbéciles petits moutons tout en leur donnant du foin pour satisfaire leur besoin de vérité.  Mais pour dire la vérité, celle qu’on connaît, la vérité la plus simple, encore faut-il éviter de la noyer sous un fatras d’intentions idéologiques, de ruses dialectiques ou de considérations historiques.
Lors de son entretien à Radio Ayp, Monseigneur Zakarian aurait annoncé que le Père Vatché, accusé d’actes de violence, avait été blanchi en appel. On peut supposer qu’il ignorait encore le jugement par lequel ce même Père Vatché avait été condamné à deux ans de prison ferme, commuée en prison avec sursis comme le veut une tolérance accordée à des personnalités étrangères. De fait, l’élément déclencheur de cette ténébreuse affaire aura été ce Père Vatché dont le catholicos dira que sa «  soutane relèverait de [s]a propre dignité [au catholicos] comme elle doit relever de la [sienne] [au Père Norvan] et de celle de chaque ecclésiastique arménien ». Il faut que le lecteur entende cela : un Père condamné pour violence à deux ans d’emprisonnement ferme serait indispensable à la dignité de sa « sainteté »,  alors que ce même catholicos aura excommunié à tour de bras des religieux indemnes de toute condamnation mais ayant eu le malheur de déplaire au berger d’amour de tous les Arméniens. Tous des judas ! Et cerise sur le gateau, il exigera du Père Norvan qu’il lui trouve un travail digne ( le Père Vatché ayant été gardien pour nourrir sa famille, seulement gardien, sans attache avec aucun des mafieux qui sévissent sur la Côte d’azur où son bracelet électronique l’empêche désormais de circuler). Faute de quoi, le Père Zakarian serait viré. A savoir viré de l’Eglise apostolique arménienne. Mais, votre seigneurie, Père saint de corps et d’esprit, le Père Norvan, ce sont des années de service et de dévouement, on ne peut pas… Et que diraient les Arméniens de France, éreintés, dilués, déboussolés ? Rien à cirer ! RAUS !  C’est que dans cette Eglise, on ne vous vire pas pour indignités morales ou religieuses. Dans cette Eglise on peut vous canonner hors toutes raisons canoniques. Enfin cet ultimatum a été confirmé, non pas au cours d’une audience privée, dans un endroit conforme à la dignité de la personne et à la gravité de la situation.  Mais dans un aéroport, en présence d’hommes politiques arméniens de haut rang. Pour qu’ils entendent bien qui est qui et qui peut faire quoi.  Car, chez nous, là où les pas se perdent, la nation peut se défaire. Pour preuve, la diaspora, qui a de la colère à revendre quand il s’agit des Turcs, n’aura même pas eu un frémissement d’indignation. Ses dignes représentants n’auront même pas protesté devant cette curée dont la victime était aussi un des leurs, peut-être le meilleur d’entre eux.  Ce jour-là, il faut bien le dire, c’est toute la diaspora qui a été humiliée, comme elle l’a été à Nice, à Genève et ailleurs. Ce jour-là, le locataire d’Etchmiadzine s’est montré comme le propriétaire de l’Eglise apostolique arménienne. Ainsi donc le flagrant délit est-il sous nos yeux. L’Eglise apostolique arménienne n’appartiendrait pas aux Arméniens. Celui qui doit servir d’apôtre entre Dieu et les hommes, qui doit s’inspirer de Dieu pour se mettre au service des hommes, cet homme-là se sert des hommes pour qu’il soit craint et vénéré comme un dieu. Car c’est un dieu de clémence ( Père Vatché), un dieu de colère ( Père Norvan), un dieu de possession, qui prend ce qu’il veut, où il le veut ( Paroisses de Nice et autres), un dieu qui fait la pluie et le beau temps dans l’esprit de ses ouailles. Un dieu qui n’a que faire de la démocratie…

Pour autant, dans ce même entretien, le Père Zakarian aurait soutenu que le catholicos avait toujours respecté les principes démocratiques, principalement dans l’affaire de Nice. Or, le comportement du catholicos à son égard contredit cette appréciation, comme si la victime cherchait à ne pas trop noircir son bourreau. De fait, il s’agit bien d’une forme d’autoritarisme reflétant ce que l’archevêque aura dénoncé dans sa lettre de démission, à savoir ce « climat qui règne au monastère-mère des Arméniens, où prévaut l’absence d’amour et de bienséance ainsi qu’un fatigant culte de la personnalité ».
Qu’est-ce à dire dans le fond ? Que même le plus indigne de ses prêtres mériterait de la part du catholicos l’attention du berger à sa brebis égarée ? Quoi de plus louable ! Quelle meilleure preuve de compassion ! Mais dans la pratique machiavélique d’Etchmiadzine sauver un prêtre implique aussi de pouvoir en jeter un autre au rebut. Et quel autre ! Sans une once de scrupule. Dès lors, on est en droit de se demander ce que vaut une Eglise qui relève les businessmans en soutane et écrase les obéissants ? Quel est ce chef d’Eglise qui joue avec le destin des hommes, élevant les uns et rabaissant les autres, et faisant de l’obéissance l’instrument de ses caprices ?

Et par ailleurs, pourquoi ne pas s’interroger sur les raisons pour lesquelles  un catholicos défend un prêtre dont le comportement n’est pas celui d’un homme d’Eglise ? Les paroissiens de Nice en savent quelque chose. Qui tient l’autre par la barbichette ? Pour quelles motivations supérieures, secrètes ou affectives, le catholicos cherche-t-il à garder un prêtre qui ruine l’image de l’Eglise, quitte à détruire un autre qui l’honore ? Le subalterne aurait-il de quoi faire chanter son supérieur que celui-ci le défende jusqu’à envisager de se débarrasser d’un archevêque, et pas des moindres ?

Comme je l’ai dit par ailleurs, cette Eglise paye en dérives autoritaires, arrogance et comportements discutables de trop donner à César et pas assez à Dieu.  On veut nous faire croire que les dernières élections ont été les plus démocratiques qui soient pour la désignation du catholicos, en l’occurrence Karékine II. Plus démocratiques ne veut pas dire démocratiques. On conçoit difficilement que la corruption généralisée qui sévit en Arménie se soit arrêtée comme par enchantement aux portes de la citadelle d’Etchmiadzine.( Son appétit est tellement vorace qu’elle déborde même sur notre Côte d’Azur ). La cité qu’on espérait être un îlot d’amour et de respect mutuel, serait selon le Père Norvan Zakarian, un lieu où ils feraient défaut au profit d’«  un fatigant culte de la personnalité ». En d’autres termes, Karékine II serait dans l’ordre du religieux ce qu’est Serge Sarkissian dans celui de la politique. Son symétrique exact, avec le costume pour unique différence. A telle enseigne qu’on voit mal le premier froisser le second.  Entente qui conduit le représentant du Christ sur la terre arménienne à trahir ce qui devrait être son souci majeur, à savoir la compassion. Si cette Eglise s’inspirait des principes évangéliques, elle veillerait d’abord à nourrir les pauvres qui sont légion en Arménie. Mais le faire équivaudrait à dénoncer la politique sociale de Sarkissian. Alors on construit en plein Erevan une annexe d’Etchmiadzine, dans le quartier des grands hôtels et du luxe clinquant. Car faute de pouvoir et de savoir construire les hommes par la parole du Christ, cette Eglise bâtit des églises. Croyant magnifier Dieu par la pierre, elle Lui élève en réalités des tombeaux.

Cette Eglise, qui n’a jamais su séparer le religieux du national, devait fatalement conduire aux dérives qui explosent aujourd’hui au nez et à la barbe de tous les Arméniens. A commencer par une forte déspiritualisation de la nation arménienne. A croire que c’est la seule Eglise où un athée se trouve à son aise. Car pour être de l’Eglise arménienne, il ne suffit pas de croire en Dieu, d’y venir pour faire le plein de valeurs chrétiennes. Etre arménien suffit. Ce qui conduit à dire que  l’Eglise arménienne n’est que le théâtre de la nation, et ses représentants des comédiens qui ont appris par cœur des rengaines qu’il doivent savoir bien nasiller.

Eglise café au lait, qui offre à ses officiants la possiblité de se beurrer la biscotte, avec en sus la fermière si elle vient à passer. On peut encore admettre que le spirituel n’inspire plus nos Arméniens dont le fonds mental tient le sol pour unique absolu. Il reste que le désarroi dans lequel nous laisse la démission du Père Norvan Zakarian aura produit un véritable trouble moral dont on sent bien qu’il découle d’une perte généralisée de l’éthique. Je veux dire qu’il aura mis au jour ce que nous avons toujours voulu cacher. Car la vérité ne se tue pas. La vérité ne peut s’excommunier d’un mot. Les vérités intimes, les vérités profondes que nos arménolâtres ont voulu camoufler, soit parce qu’ils avaient honte, soit parce qu’ils étaient pleutres, viennent aujourd’hui au-devant de la scène jouer leur part. Car toutes nos vérités nauséabondes, enfouies de force, un jour ou l’autre remontent en surface sous forme de souffrances. C’est ainsi que nous créons nos bourreaux et créons nos martyrs. Quand la diaspora va visiter les ruines de nos églises, elle ignore que ce sont les ruines morales et spirituelles de la nation arménienne d’aujourd’hui qu’elle a devant les yeux. On savait la corruption politique du pays, on a voulu ignorer l’état de déliquescence morale qui affectait aussi le seul lieu qui devait préserver comme un trésor des valeurs d’humanisme, de charité, d’amour. Ce lieu qui aura cédé lui aussi aux tentations  les plus tristes. Car nous savons désormais qu’un prêtre condamné à la prison peut avoir les faveurs exclusives du chef spirituel de tous les Arméniens au détriment des meilleurs.

On nous dit du trouble-fête qu’il aille faire pénitence dans un couvent. Si au moins ce dignitaire avait la dignité d’un repenti. Car être élevé à la fonction de dignitaire ne vous confère pas forcément de la dignité.  Être dignitaire n’est d’ailleurs qu’une manière de camoufler ses indignités. N’en déplaise à ceux qui nous feront une moue d’indignés, d’aucuns pensent même qu’Etchmiadzine serait un vivier d’indignitaires. Pourtant les affaires de Nice ne sont qu’une litanie d’indignités qui auront indigné plus d’un paroissien. A commencer par celle qui consiste  pour un officiant ( le Père Vatché)  à interrompre sa messe pour tancer un vendeur de cierges… Mais au fait, qu’on nous dise où sont les couvents actifs en Arménie pour qu’on puisse y envoyer cet homme-là faire pénitence à défaut de lui trouver un pénitencier digne de sa soutane dont le catholicos soutient qu’elle est serait le garant de sa dignité. Quels sont les anachorètes qui par leurs prières seraient à même de sauver ce peuple de ses propres démons ? D’ailleurs, voilà bien ce qui manque à ce pays. Des hommes de prière. Des hommes de pénitence. Des fous de Dieu. Quand on sait que le catholicos a autorisé que le monastère de Tatev devienne un monument qui rapporte au même titre que la Tour Eiffel ou les Studios d’Hollywood, on comprend vite de quelle sauce est faite sa conception du religieux. Ce monastère devait être un haut lieu de l’esprit.  Mais le vide de Tatev est à l’image du vide spirituel du chef spirituel de tous les Arméniens. N’est pas Grigor Tatevatsi qui veut, lequel écrivait : «  L’âme peut tomber malade de la même manière que le corps ». Or, le grand corps du peuple arménien est aujourd’hui malade de son peu d’esprit.

Eglise archaïque que l’Eglise arménienne, tenue par des perroquets, qui ressassent des formules dont ils ne pratiquent plus le sens. Eglise passéiste, embaumée de traditions obscures, argentée, dorée, qui ne sait pas répondre aux interrogations des hommes, ni à leurs besoins, ni à leurs angoisses. Eglise de l’indifférence, de l’arrogance et de l’obscurantisme qui distille des superstitions, diffuse des fables, s’octroie des saintetés artificielles. Et sous ce fatras de fadaises dignes de contes pour enfants attardés, elle contribue à enniaiser le peuple et étouffe la parole vivifiante du message évangélique. Que fait-elle pour les pauvres ? Rien. Que dit-elle aux politiques pour améliorer le sort de ces pauvres ? Rien encore. Quelles réflexions mène-t-elle sur la bioethique, l’avortement, la contraception ? Allez savoir. L’entendez-vous défendre la femme qu’on bat ? Que dit-elle aux riches qu’elle ne dit pas à elle-même ?  En somme, Eglise qui baptise, qui marie, qui enterre et qui empoche.

C’est dire que l’Eglise d’Etchmiadzine, sous le catholicossat de Karékine II, n’est à ce jour ni crédible ni croyante.


Lire aussi "Arménie, la Croix et la Bannière" de Denis Donikian, Editions Sigest, 2012,2013