Arménie – Turquie : La troisième voie
par Laurent LEYLEKIAN
Cet
article a pour origine un échange assez vif à propos du Génocide des
Arméniens, de sa reconnaissance et des questions de justice associées.
Ce bref échange s’est déroulé sur la page Facebook d’une amie et est
parti d’un article récent, et à mon avis remarquable, de mon ami Tigrane
Yegavian et de la réponse qu’il a suscitée de la part de ceux qu’il
mettait en cause. L’article de Yegavian intitulé « Entre rêve et réalisme : pour un nouveau dialogue arméno-turc »
a été publié sur le site Internet RepairFuture et la réponse de Gorune
Aprikian, Gérard Malkassian et Michel Marian est parue sur le site des
Nouvelles d’Arménie. Ces derniers figurent parmi les signataires de la
tribune titrée « Arméniens et Turcs : faisons un rêve commun » parue en mai 2014 dans Libération.
Le débat met donc aux prises ceux que j’appellerai les partisans d’une solution politique à la question arménienne d’une part, et les partisans d’un arrangement personnel d’autre part ; ou – pour être tout à fait franc et ne rien cacher du côté duquel j’écris – les partisans de la Justice et les « réconciliationnistes ».
Je n’ai pas participé à cet échange qui aurait pu m’apparaître banal si le propos écrit par l’un des débatteurs – ni Turc, ni Arménien – ne m’avait d’un seul coup profondément marqué et éclairé. Cette personne dont l’identité importe peu ici, a écrit au détour d’une phrase « Moi je voudrais juste pouvoir aller de Kars à Erevan en une heure de bus, et que les gens ne se fassent pas tuer pour rien ». Je ne crois pas que qui que ce soit se fasse actuellement tuer dans ce contexte et je voudrais donc me concentrer sur la première partie de la phrase « Moi je voudrais juste pouvoir aller de Kars à Erevan en une heure de bus ». Cette phrase exprime de manière concise les affects profonds qui motivent la tendance réconciliationniste. En cela, elle explique certaines lignes de fracture autour de la question arménienne et pourquoi la tendance réconciliationniste a actuellement le vent en poupe.
Cette phrase constitue un énoncé qui ramène un problème politique à une question égocentrée (« Moi, je voudrais ») et qui le réduit à sa dimension utilitaire et consumériste (« aller de Kars à Erevan en une heure de bus » et d’ailleurs pas dans l’autre sens mais c’est un autre débat). D’une certaine manière, elle me rappelle la réaction écrite de Baskin Oran à une intervention où j’avais vigoureusement critiqué – entre autres – ses prises de position. Baskin Oran avait alors écrit « ce discours est tellement rempli de haine, tellement que je me suis demandé un instant : “Est-ce que j'ai déjà rencontré cet homme auparavant ? Est-ce que j'ai pu me disputer avec cet homme ?” Non. C'est la première fois que nous nous rencontrons ».
Effectivement, je n’avais jamais rencontré Baskin Oran auparavant et je ne l’ai d’ailleurs pas plus rencontré par la suite. Mais, dans ce cadre de pensée qu’imposent les réconciliationnistes – certains avec sincérité, d’autres par calcul et les plus nombreux par confusion – il ne saurait y avoir d’opposition d’idées. Si on s’oppose à eux, c’est qu’on ne les aime pas ; personnellement ou collectivement. Et si on formule des exigences en termes politiques, c’est-à-dire généraux, c’est qu’on est raciste. Dans le débat Facebook précédemment mentionné, c’est d’ailleurs l’accusation de racisme que n’a pas manqué de porter cette même personne qui voulait aller « de Kars à Erevan en une heure », à la lecture des revendications territoriales du parti Dachnag vis-à-vis de la Turquie.
Cette tendance correspond à la décomposition de la conscience collective en sentiments individuels. Elle surgit aujourd’hui car les utopies collectives du 20ème siècle ont fait long feu et que certains de leurs militants les plus tapageurs – les enfants de mai 68 – ont viré leur cuti pour transiter sans état d’âme du libertarisme au libéralisme. On sait que ce n’est pas un hasard si ceux qui entonnaient autrefois « Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner » déclarent aujourd’hui sans état d’âme « si à 50 ans on n'a pas une Rolex, on a raté sa vie ». C’est par le même procédé de décomposition que certains anciens gauchistes – qui furent de toutes les manifs pour la décolonisation, contre les juntes sud-américaines et même contre la dictature turque, et de tous les sit-in pour l’autogestion des Lip,– déclarent aujourd’hui que Turcs et Arméniens « ont bu la même eau » et que ces derniers devraient donc abandonner toute conception politique pour se concentrer sur des « avancées pragmatiques ».
Le pragmatisme est un gauchissement de la pensée en ce qu’il est un renoncement de la volonté. La volonté, c’est ce qui doit guider la pensée et la vérité, c’est d’abord la volonté de vérité. René Guénon, penseur majeur de la Tradition qui abhorrait la modernité, considérait que « le pragmatisme achève de faire évanouir la notion même de vérité en l’identifiant à celle d’utilité, ce qui revient à la supprimer purement et simplement » et écrivit à son propos « qu’importe la vérité dans un monde dont les aspirations, étant uniquement matérielles et sentimentales et non intellectuelles, trouvent toute satisfaction dans l’industrie et dans la morale, deux domaines où l’on se passe fort bien, en effet, de concevoir la vérité ? »
Pendant des années, cette pensée « pragmatique » n’a pas eu cours dans la Weltanschauung des militants de la Cause arménienne. Le modèle, c’était le héros solaire ; c’était le combattant. C’était au choix Dikran Medz, Vartan ou Samuel Mamigonian, Khrimian Haïrig ou Kevork Tchavouche. Ce modèle a inspiré la structuration politique de la Diaspora arménienne. Il a eu des succès en permettant le maintien et la survie de l’arménité hors-sol. Il a aussi permis – soyons en bien sûr – la renaissance de l’Arménie indépendante, consubstantielle de la victoire dans le conflit du Haut-Karabagh. Il a même permis l’ouverture de ce minuscule espace de liberté d’expression en Turquie – une réalité que les réconciliationnistes préfèrent « pragmatiquement » oublier. Mais ce modèle a fondamentalement échoué dans son objectif de détruire l’Etat criminel. Comme Vartan Mamigonian à Avarayr ou Kevork Tchavouche au pont de Souloukh, et sans même évoquer le naufrage de l’ASALA dans le terrorisme aveugle, le sacrifice des Cinq de Lisbonne n’a pas conduit à la fin de la domination étrangère et profanatrice sur l’Arménie occidentale.
Et puis, avec le processus de décomposition précédemment décrit, est arrivé le modèle « pragmatique ». Il a été porté à son apogée par Hrant Dink, un Arménien de Turquie. Hrant Dink était justement un progressiste. Le modèle pragmatique ne s’oppose pas à l’Etat criminel, il ne vise pas sa disparition. Il croit que l’évolution des mœurs de la société civile turque conduira à l’octroi de droits pour les Arméniens de Turquie. Il accompagne donc ce mouvement – ou plutôt cette illusion de mouvement – en se plaçant dans une logique d’octroi et dans le cadre de la structure de domination de l’Etat. Il se place dans la logique du protégé ; du dhimmi. Hrant Dink n’était pas seul dans cette démarche, ils étaient – ils sont toujours – nombreux. Mais le seul qui a été assassiné, c’est l’Arménien et les descendants des victimes du Génocide n’ont pas pour autant été rétablis dans leurs droits politiques. Ce modèle a donc également failli mais, du temps où la pensée n’était pas encore gauchie, la mort de Vartan Mamigonian lui a valu les honneurs de toute une Nation tandis que Méroujan Ardzrouni ou Vassag Mamigonian n’ont récolté que l’opprobre général.
Cependant cette logique et ce cadre « pragmatiques » complaisent toujours à l’Etat turc qui continue de le promouvoir. Pour parler comme les marxistes, ils lui complaisent de manière exactement analogue à la préférence constamment exprimée par les structures de domination capitalistes envers les récompenses individuelles et leur hostilité pour les revendications collectives. Ou, pour parler comme Malcom X, le Maître trouvera toujours pour le défendre quelque « home negro » qu’il gratifiera à peu de frais pour sa loyauté et sa fidélité. Actuellement des Arméniens de Diaspora entreprennent des démarches individuelles pour récupérer ici une ruine, là un lopin de terre. Ces démarches individuelles, non politiques, c’est du pain béni pour Ankara. Des succédanés de réparation qui ne coutent pas cher au regard de l’immensité du tort, qui peuvent être valorisés en termes de communication et qui peuvent être révoqués discrétionnairement. La démarche plait tellement à Ankara qu’Ahmet Davutoglu propose maintenant d’octroyer la citoyenneté turque à ceux des descendants des rescapés du Génocide – et ils sont nombreux – qui n’auraient d’autre ambition que de réendosser les oripeaux de servitude de leurs ancêtres. Faut-il s’en étonner ? Certainement pas tant il est vrai que des siècles d’esclavage – d’élevage dirait Nietzsche – ont remarquablement sélectionné des âmes dociles ; des âmes qui pourraient être celles de ceux que la langue française appelle fort justement des « contremaîtres » : de bons professionnels, de bons techniciens – un mot dont la racine grecque prend le sens de producteur subalterne – mais toujours au service des Maîtres.
Marc Nichanian a magistralement analysé la dette infinie des Arméniens vaincus envers les Turcs vainqueurs. Une dette par laquelle l’État criminel a transformé pendant des siècles « le sang en sens », c’est-à-dire, comme on le fait avec les bœufs, le génie technique et la force productive d’un peuple domestiqué et châtré en projet politique de la nation castratrice. Une dette qui n’a pris fin qu’avec la volonté du dominant d’en finir avec la domination en sacrifiant le dominé. Le rêve éveillé que font les réconciliationnistes est plus que compatible avec les projets très politiques de responsables turcs qui ne rêvent pas. Pour solde de tout compte, l’octroi de la citoyenneté turque aux Arméniens qui voudraient bien s’y précipiter consisterait à réenfiler le joug et le licol dont leurs grands-parents n’ont été affranchis qu’au prix du pire des crimes contre l’Humanité.
Vartan Mamigonian a échoué dans la lumière et son frère a échoué dans les ténèbres. Mais ils ont tous deux échoué. Que faire alors ? Y’a-t-il une troisième voie ? Oui, il y en a une : Refuser l’Etat turc et ses pratiques castratrices. Les refuser inconditionnellement et à tout jamais. Les placer dans un ailleurs d’avec lequel aucun échange, aucune relation, aucun accord n’est possible. Boycotter le folklore d’Aghtamar, les gouzis-gouzis et biçim des pince-fesses parisiens et les autres opérations de relations publiques. Ne rien demander, ne rien attendre et ne rien espérer si ce n’est la résurgence de la volonté dans l’âme arménienne. Au demeurant, le processus a déjà commencé mais il faudra des siècles pour restaurer intégralement ce dont nous n’avons sans doute plus qu’une vague idée. Ce n’est pas pragmatique ? Certainement pas. Ça ne changera rien à court terme ? Si la perspective. Par exemple, ce ne serait plus la Turquie qui imposerait le blocus de l’Arménie mais le contraire. Et où ira-t-on ? Nulle part ailleurs qu’en nous-mêmes et en tout cas pas vers les rivages de servitude vers lesquels certains veulent à nouveau, et souvent avec désinvolture, conduire le peuple arménien.
Ah ! Au fait, je ne vous ai pas dit. Je me moque évidemment – nous nous moquons – d’aller de « Kars à Erevan » et encore plus « en une heure de bus ». Ce que nous voulons, c’est redresser une nation en restaurant sa Virtus. La Turquie ne peut en aucun cas faire partie de ce projet.