Crimepenseur de la semaine
Et le crimepenseur de la semaine
est... Emmanuel Todd.
La question n'est pas que Todd
puisse faire scandale en critiquant le grand exorcisme fusionnel du 11 janvier (une
provocation au résultat prévisible), ni que le premier ministre soit en
désaccord avec les thèses du sociologue. Le lecteur a le droit de douter de
concepts bizarres comme « catholicisme zombie » et de ne pas être
totalement convaincu par les cartes qu'il présente pour démontrer un long
déterminisme géographique et historique des comportements politiques (il y
aurait des « terres » où pousserait l'athéisme et l'inégalitarisme). Nous-mêmes
nous avons quelques doutes sur leur valeur heuristique et pareil débat est
parfaitement légitime. Mais là n'est pas la question, ni l'intention rhétorique
de Valls. Or celle-ci est de dénoncer Todd, sinon comme conspirant contre le
pays, au moins comme objectivement complice de forces obscures, suivez mon regard.
Le malaise naît d'abord de
l'effet de répétition. S'il y a une ministre qui avoue ne rien lire (excellente
méthode pour ne pas se laisser influencer par autre chose que les chiffres), il
en est qui nous déconseillent des livres dangereux comme ceux de Onfray
(lui-même coupable de lire de Benoist), Zemmour, Houelbecq, Finkielkraut...
Sans parler de Millet, Camus, Obertone, Élisabeth Lévy. Cela commence à faire
beaucoup, même si les vertueux peuvent se consoler avec la pensée de Joey Starr
ou BHL, apparemment les seuls intellectuels à répondre aux appels au secours
gouvernementaux...
La question d'un anti-intellectualisme
de gauche se pose désormais, aboutissant à ce paradoxe d'un pouvoir soutenu par
les classes ayant le plus d'études supérieures et les plus consommatrices de
biens culturels porter le soupçon sur toute forme de critique intellectuelle
des représentations dominantes, pour ne pas dire de l'ordre établi.
Déjà prompts à dénoncer les
horreurs qui traînent sur les réseaux sociaux (fachosphère, gauchosphère,
dieudosphère, complotosphère...), nos dirigeants semblent avoir des soucis avec
la graphosphère : les piles sur les tables des libraires contiennent des choses
bien inquiétantes. Heureusement, il reste les médias mainstream.
Plus sérieusement, le premier
ministre attaque le sociologue sous quatre angles significatifs, qu'il nomme
quatre « impostures » :
- trucage de la réalité
pour ne pas dire désinformation. Todd tenterait de nier la sincérité
profonde du « pas d'amalgame » prononcé par des millions de voix.
Voire d'y déceler une agressivité à l'égard d'une communauté dominée. Quelqu'un
qui suppose qu'il y a de l'inconscient sous le conscient et croit que ce
que l'on dit de plus noble et de plus haut peut cacher autre chose est vraiment
répugnant.
- atteinte au moral de la
population, division entre les Français (les dominants qui manifestent, les
pauvres et les immigrés qui résistent à l'appel du Bien, où allez-vous chercher
ça ?), scepticisme, atteinte à l'unité nationale. Todd est cette fois coupable
de ne pas comprendre que la caricature ne veut que du bien à celui dont elle
humilie les croyances. « En l’espèce, la caricature de Mahomet
est du côté de ceux subissant le poids des fondamentalismes, la violence des
fanatiques qui détruisent, terrorisent, assassinent. Il y a là une inversion
des valeurs, une perversion des idées qui consistent à penser que ceux qui
tuent sont les faibles. » Dans ces conditions on se demande pourquoi
les musulmans se plaignent.
- délire interprétatif crypto-marxiste
qui chercherait vicieusement à démasquer le jeu d'intérêts derrière la
proclamation des valeurs. En osant suggérer qu'une France blanche, éduquée,
plutôt à l'aise, vivant de préférence en centre-ville et profitant grosso modo de
la globalisation se soit offert le spectacle de sa propre noblesse, Todd ajoute
un élément de poids à son dossier déjà accablant : il accuse carrément les
dominants de dominer. Ce qui frise le discours de haine.
- populisme, par
mise en opposition entre élites et masses. Là, c'est le crime absolu qui sent
déjà son marinisme : accepter une définition iconoclaste de la gauche. "Une
définition qui reflète la tentation populiste en vogue, qui voit dans les
« élites » un groupe fondamentalement méprisant,
« mondialiste », dont la seule motivation serait de trahir le peuple.
La définition de la gauche que donne Emmanuel Todd traduit en fait les passions
personnelles de l’auteur".
On voit donc que Todd, aux yeux
du ministre, pèche contre la vérité, contre l'unité nationale, contre les
élites, et contre le caractère intrinsèquement moral de la gauche. Avec
peut-être, derrière tout cela, le projet révisionniste : « un trait sur
le 11 janvier, le remiser, minimiser la portée d’une mobilisation sans
précédent, d’un gigantesque élan de fraternité. Il a fait marcher ensemble,
dans nos rues, plus de quatre millions de personnes. Contrairement à ce que
l’on voudrait faire croire, ce fut bien un mouvement spontané, populaire, venu
des citoyens eux-mêmes. »
Les analyses de Todd peuvent être
ou bien justes ou bien fausses (et nous pensons qu'elles le sont en partie),
mais ici la critique porte sur leurs intentions supposées et sur une démarche
qui serait apparue autrefois comme typiquement « de gauche » :
- ne pas croire les discours des
acteurs, mais chercher leurs intérêts particuliers derrière les proclamations
universalistes
- penser en termes de classes,
distinguer des dominants des dominés
- déconstruire et révéler les
conflits, etc.
Dans ce discours qui serait
apparu comme typiquement conservateur il y a dix ans, Valls nous offre en creux
sa définition d'un « bon » intellectuel comme ceux qui devraient
soutenir la juste lutte du gouvernement : croyant ses yeux et ses oreilles,
mettant en valeur les facteurs positifs qui rassurent le peuple, indemne de
toute mentalité soupçonneuse, ne dressant pas les Français les uns contre les
autres (et surtout pas les dominés contre les dominants). Il me semble que l'on
doit pouvoir trouver des intellectuels de ce genre. A Paris Match par exemple
ou sur les plateaux de télévision.