Réflexions sur
le Moyen-Orient
et sur la Syrie en particulier
et sur la Syrie en particulier
Général
(2S) François Cann
le
15 décembre 2016
Deux séjours opérationnels au Liban
m’ont amené à m’intéresser de près à « ce Moyen-Orient compliqué » que dépeint le
commandant De Gaulle, lorsqu’il y est chargé de mission en 1933 «vers
lequel il s’envole avec des idées simples». 1
Les
caméras occidentales nous envoient actuellement des images insoutenables de
pauvres populations civiles prises entre deux feux, fuyant sous les
bombardements qui frappent la ville d’Alep.
L’émotion
est à son comble et, comme elle stérilise la réflexion, « les idées simples »
deviennent « des idées simplistes » : il y a d’un côté « les gentils », les
nations occidentales et les « rebelles modérés » (au fait : c’est quoi un
rebelle modéré ?) et de l’autre côté, « les méchants », Poutine et Bachar el
Assad.
On
ne peut rien comprendre au Moyen-Orient, et encore moins au Proche-Orient, dès
lors qu’on occulte cette guerre de religion et cette haine mortelle qui, depuis
le septième siècle, opposent les
Sunnites (les gardiens de la foi ; Sunna= fois) et les Chiites (en quelque sorte les protestants de l’Islam depuis
l’assassinat d’Ali, le gendre du prophète en 661).
Le
chiisme connaît plusieurs courants dont l’alaouisme
qui, en Syrie est la confession de Bachar el Assad et de la plupart des
dirigeants syriens.
La
Syrie est à majorité sunnite (60 %), complétée par 15 % d’Alaouites, 10 % de
Chrétiens et 15 % de Druzes. Si on ajoute à ces minorités, environ 10 % de
Sunnites qui ont fait allégeance au pouvoir des Assad, soit par ambition
politique, soit par intérêt économique et financier, alors il est inexact de
dire que tout le peuple syrien est contre le pouvoir.
Et
pourtant l’Occident reste accroché à cette image par ses caméras qui n’exercent
que d’un côté.
***
Au
XIIIe siècle, les Sunnites, considérant que les Alaouites sont des hérétiques,
prononcent une fatwa leur imposant la conversion ou la mort. Les Alaouites se
soulèvent mais, vaincus, ils se réfugient dans les Monts Ansarieh qui dominent
la Méditerranée.
Miséreux,
ils se livrent au banditisme et sont sévèrement combattus par les Ottomans qui
occupent le pays et dont ils deviennent des esclaves. Les irrédentistes sont
victimes d’exactions sauvages : les Turcs en massacrent 30 000 à Homs en
1317 et 10 000 à Alep (déjà) en 1516.
Il
faudra attendre le XIXe siècle pour que l’Islam reconnaisse l’alaouisme.
Lors
de la première guerre mondiale, l’empire ottoman, s’étant rangé aux côtés de la
Prusse, les Syriens rallient les forces franco-britanniques. En 1920, la France
se voit confier un mandat de la SDN dont le but est la création d’une
république syrienne, d’un état druze et d’un territoire des Alaouites. Ces
derniers intègrent en nombre les nouvelles forces armées et autres milices.
C’est pour eux un tournant décisif : la fin de leur condition de citoyens de
second rang et aussi un tremplin pour leurs ambitions politiques.
C’est
cette revanche des persécutés, des opprimés et des sans-grades à laquelle on
assiste aujourd’hui en Syrie.
En
septembre 1936, près d’un demi-million d’Alaouites signent un manifeste adressé
à la SDN : «… les Alaouites sont des
êtres humains et pas des bêtes prêtes à l’abattage. Aucune puissance au monde
ne peut les forcer à accepter le joug de leurs ennemis traditionnels et
héréditaires en étant leurs esclaves pour toujours. Les Alaouites regretteront
profondément la perte de leur amitié et de leur attachement fidèle et noble à
la France qui jusqu’à présent a été tant aimée, admirée et adorée par eux ».
En
1939, cinq mille Alaouites, portant des armes françaises, montent une rébellion
anti-sunnite. Mais en 1946 l’ONU prononce la fin du mandat français de la SDN
de 1920. Alors les Alaouites se démènent pour que leur territoire officiel soit
rattaché au Liban. En vain.
En
1970 un général d’aviation, Hafez el Assad (le père de l’actuel Bachar), de
confession alaouite, porté par le parti Baas et par l’armée, accède au pouvoir.
Pour la première fois, les Sunnites ne dirigent plus la Syrie. Mais aussitôt ressurgissent
les vieux démons : en 1980 un commando de Frères musulmans s’infiltre dans
l’Ecole des Cadets d’Alep ; ayant séparé les élèves sunnites des élèves
chiites, les agresseurs égorgent ces derniers un à un. La vengeance sera
terrible : la ville de Hama, d’où proviennent les agresseurs, est aussitôt
encerclée. Le lendemain matin on y dénombre 25 000 cadavres !
L’ascension
fulgurante de Hafez el Assad suscite une remarque d’ordre général : les princes
sunnites du Moyen-Orient ont souvent ignoré, voire méprisé, les forces armées.
Les généraux s’en sont souvenus :
- · en Turquie, Kemal Atatürk émerge en 1923,
- · en Égypte, Neguib en 1950 et Nasser en 1952,
- · en Libye, Kadhafi en 1969,
- · en Syrie, Hafez al-Assad en 1970,
- · en Irak, Saddam Hussein en 1979,
- · et plus récemment, en Égypte, Al Sissi.
Mais
revenons à la Syrie où l’on peut imaginer que le duel à mort millénaire ne
parvienne pas à son terme et que la lassitude propre à toute guerre civile
finisse par gagner les esprits et se traduise par une solution de partition
géographique du genre « chacun chez soi ». Il suffirait alors, en quelque
sorte, de donner vie au projet avorté de la Société des Nations (SDN) qui, en
1920 après la signature du traité de Sèvres, avait prévu la quadruple création
d’une république syrienne, d’un état druze, d’un territoire Alaouites et d’un
État kurde. Cette partition serait largement encouragée alentour par les
Libanais, les Israéliens, et les Kurdes.
·
Par
les Libanais parce qu’ils vivent déjà ce genre de partition : il y a aujourd’hui
« quatre Liban », chiite, chrétien, sunnite et druze,
·
par
les Israéliens dont l’État a été créé en 1948 en vertu d’un concept « une ethnie, une religion »,
·
par
les Kurdes qui sont 25 millions d’apatrides répartis entre l’Iran, l’Irak, la
Syrie, la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie.
Supposons
que cette partition se réalise : les Alaouites seraient regroupés vers la mer,
les Chrétiens se replieraient au Liban et les Druzes dans le Golan où ils sont
déjà largement majoritaires. Et alors, la Syrie restante, sunnite, trouverait à
son est les Chiites d’Irak, à son ouest le Hezbollah libanais et à son sud les Druzes
du Golan. Ne leur resterait alors qu’un allié religieux au nord : les Sunnites
de Turquie, ses anciens ennemis ottomans dont le seul fait de prononcer le nom «
Turquie » les terrorise. In fine, un avenir peu garant de stabilité pour
l’ensemble de la région surtout si on se réfère à l’adage ancestral :
« On ne
peut pas faire la guerre sans l’Égypte
mais on ne peut pas faire la paix sans
la Syrie.»
***
La Russie et la Syrie
Le
monde occidental s’étonne de la persévérance de la Russie à opposer son veto à
toute intervention en Syrie. On peut expliquer cette attitude par au moins huit
motifs, un de forme et sept de fond.
La
raison de forme tient à la vexation qu’ont subie les Russes lors de
l’intervention franco-britannique en Libye qui, selon eux, a outrepassé les
conditions du mandat fixé par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Sept
raisons de fond éclairent cette attitude de blocage :
1/à
partir de 1960, les Soviétiques avaient constitué en Moyen-Orient quatre points
d’appui stratégique pour contrer l’influence que les Américains exerçaient sur
Israël, sur l’Arabie Saoudite, sur les pays du Golfe et sur le Pakistan. De ces
quatre points d’appui, Syrie, Irak, Yémen, Égypte, il ne reste plus aux Russes que
la Syrie de Bachar el Assad .
2/en
1919, à l’issue de la première guerre mondiale, le Moyen-Orient se trouve ré
articulé. Par réflexe, les religions locales se rapprochent de leurs sources
d’inspiration : les Sunnites vers la Mecque, les Chiites vers Téhéran, les Catholiques
et les Maronites vers Rome et les Chrétiens orthodoxes vers Moscou. De sorte
que la Russie, étant devenue l’Union soviétique en 1917, tout naturellement,
les minorités orthodoxes de Syrie et du Liban qui sont resserrées sur la côte
méditerranéenne, vont fournir l’essentiel des membres des partis communistes de
Syrie et du Liban.
3/en
1960, lorsque la marine soviétique franchit en force le Bosphore pour prendre
sa place en Méditerranée, elle trouve tout naturellement un accueil favorable
chez les coreligionnaires orthodoxes syriens des ports de Tartous et de
Lattaquié qui sont, depuis plus de cinquante ans, des bases navales
indispensables aux navires russes.
4/un
marin ayant par tradition une fille dans chaque port, depuis cette période, de
nombreux mariages ont été célébré entre marins russes de passage et jeunes
filles syriennes orthodoxes, ce qui porte aujourd’hui la communauté « pied-noir
» russe à plus de 12 000 personnes le long de la côte syrienne. On ne peut
pas imaginer un seul instant que Moscou les abandonne à une vengeance sunnite.
Moscou respecte et protège ses « » pieds-noirs.
5/les
Russes ont toujours eu le souci de nouer des liens avec l’Iran. Les frontières
communes qu’ils avaient du temps de l’URSS ont disparu. Ils compensent ce
manque par une relation Syrie – Irak – Iran.
6/les
Russes ont maintenu les gros contrats d’armement que les Soviétiques avaient
signés avec les Syriens du temps d’Hafez al-Assad.
7/et
puis, en toile de fond, ce problème interne russe oppressant des attentats
commis par les Tchétchènes qui sont d’obédience sunnite.
La Chine et la Syrie
Les
Chinois se trouvent un peu dans la même situation que les Russes :
ils
affrontent des problèmes de sécurité interne dans leur province la plus
occidentale, le Xin-Jang peuplée de Ouigours qui sont également musulmans
sunnites.
Par
ailleurs, les Chinois, souffrant de carence en sources d’énergie, sont
dépendants de l’Iran et de l’Irak pour le pétrole. Loin d’eux, l’idée de
déplaire aux Chiites.
Un relent de guerre froide…
La
Russie détient en Europe la quasi- exclusivité du marché du gaz, hormis
quelques importations d’Algérie. En 2012, les États-Unis, avec l’accord du
Qatar et de l’Arabie Saoudite, ont décidé de combattre ce monopole russe en
misant sur un marché du gaz extrait au Qatar.
Ce
gaz serait acheminé par un gazoduc vers la Méditerranée à destination de la
Turquie (Adana), la Syrie (Lattaquié), le Liban (Tripoli) et Israël (Haïfa).
L’arrangement
serait en bonne voie avec ces pays sauf, évidemment la Syrie, qui dans ce
projet tient une place stratégique capitale : le parcours du gazoduc, partant
du Qatar via l’Arabie Saoudite, éviterait l’Iran et l’Irak, pour atteindre la
ville de Homs en plein milieu de la Syrie qui deviendrait une sorte de « gare
de triage » en direction des quatre villes sus nommées de Turquie, du Liban et d’Israël.
Il
faut donc, pour réaliser cette gare de triage faire tomber le régime syrien de
Bachar afin de laisser place nette aux Sunnites du Qatar, d’Arabie Saoudite, de
Syrie et de Turquie.
À
cause du pétrole, Bush junior et son ministre de la défense, totalement investis
dans l’industrie pétrolière du Texas, avaient riposté à l’attaque du 11
septembre 2001 en attaquant l’Irak alors que l’évidence commandait de mettre
immédiatement « le paquet » sur l’Afghanistan. Une erreur qui devait leur coûter
4000 G.I. pour rien.
«Bis
repetita placent », les Américains prennent des risques insensés, non plus pour
le pétrole irakien, mais pour le gaz qatari. La guerre froide ressurgit mais
cette fois sous une forme économique. Les Américains ne sont plus à un paradoxe
près : en faisant affaire avec le Qatar, ils encouragent les salafistes qui
tuaient leurs soldats en Afghanistan et en Irak.
La guerre des berceaux
Lorsqu’en
1979, je me trouvais au sud Liban où la population est presque exclusivement de
confession chiite, j’avais observé, après l’avènement de Khomeiny en Iran, que
le mot d’ordre donné aux femmes chiites était d’avoir au moins sept enfants. Ce
mot d’ordre a été strictement respecté partout : en Irak, au Liban, au Yémen, à
Bahreïn… où les chiites sont devenus majoritaires.
Ainsi
une sorte d’axe stratégique partant de l’Afghanistan occidental, passant par
l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban atteint la Méditerranée et coupe en deux
le monde sunnite avec au Nord la Turquie et au sud l’Arabie Saoudite et les
pays du Golfe.
La
situation est devenue conflictuelle partout au Moyen-Orient. On parle très peu
du Yémen et encore moins de Bahreïn où les majorités chiites sont massacrées
par les sbires de l’Arabie Saoudite. La situation est l’inverse de celle de
Syrie mais comme les caméras en sont absentes, on n’en parle pas.
***
J’ai
tenu à jeter ces quelques réflexions pour appeler l’attention de mes amis sur
cette région explosive de la planète que constitue « ce Moyen-Orient d’autant plus compliqué » qu’il fait l’objet d’une
mauvaise information, quand ce n’est pas de désinformation, par la plupart des
médias occidentaux.
1) Voir Vous avez dit : "Printemps arabe ?", Sigest, 2013
EAN : 9782917329498 |
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