vendredi 26 novembre 2021

Une note pour le nouveau ministre de la Défense Papikyan

Une note pour le nouveau ministre de la Défense Papikyan

« Vous deviendrez soit un héros, soit un bouc émissaire »

par Eric Hakobyan

21/11/2021

https://youtu.be/1B0ELnxrtb8

Bienvenue à la Revue de la Semaine avec Eric Hakobyan. 


Cette semaine, nous ne discutons pas des événements de ces derniers jours (les événements dans la région de Syunik, à la frontière arméno-azerbaïdjanaise), car ils ont été intensément couverts. L’émission d’aujourd’hui est un long mémo pour le nouveau ministre de la Défense de l’Arménie, Suren Papikyan, qui, dans ses anciens postes au sein du gouvernement arménien, était réputé être un réformateur, en particulier dans le domaine de la modernisation des infrastructures routières.

Commençons par les réformes. Il existe deux types de réforme militaire : un programme à long terme, sur cinq à dix ans, et une réforme urgente qui doit être mise en œuvre immédiatement afin d’accroître notre capacité de combat à court terme et d’être en mesure de défendre nos frontières souveraines.

Monsieur Papikian, au cours des cinq ou six prochains mois, vous deviendrez un héros ou un bouc émissaire. Soit vous imposez votre volonté à une structure qui ne fonctionne pas, soit c’est cette structure déficiente qui vous dictera sa volonté.

Les problèmes moraux et psychologiques dans l’armée

Si j’étais vous, je commencerais par des problèmes moraux et psychologiques dans l’armée. Ce n’est un secret pour personne que toute armée qui perd une guerre est confrontée à des problèmes de moral. En ce sens, beaucoup dépend du type de leader que vous serez, de l’exemple que vous allez donner, et des changements de personnel que vous ferez dans l’armée. À ce stade, le choix du personnel militaire est politique.

Les règles d’engagement

Le deuxième point sur lequel vous devriez concentrer votre attention est l’établissement clair des règles d’engagement à nos frontières.

Il nous parvient de nombreux rapports indiquant que les gens sont confus et ne savent pas quoi faire, si c’est le moment de faire feu ou pas. De tels problèmes sont tout simplement inacceptables.

Vous devez faire suivre les règles suivantes, qui existent déjà : si quelqu’un traverse la frontière, vous devez ouvrir le feu sur lui. Les règlements ne parlent pas de négocier avec les contrevenants, d’appeler les Russes ou de quitter son poste sans se battre avec acharnement, pour les soldats. Toute personne qui ne respecte pas ces règles doit être révoquée.

Impliquer le pays dans le processus des réformes

Vous devez également impliquer tout le pays dans ce processus de réforme, car en Arménie, le peuple c’est l’armée, et l’armée c’est le peuple. C’est notre réalité. Aujourd’hui, vos service ne jouissent pas de la confiance du public pour de nombreuses raisons valables. Vous devez rétablir cette confiance en étant aussi ouvert et transparent que possible et montrer aux gens que le changement est bien en cours, que des réformes sont mises en œuvre, que la transparence est à l’ordre du jour.

Impliquer le secteur privé dans le processus réformateur

Il est important que vous mobilisiez également le secteur privé, car une partie du travail des forces armées peut être déléguée en toute sécurité à notre secteur privé beaucoup plus efficace qu’à l’appareil d’État bien moins efficace. Cela peut inclure la surveillance militaire, le renseignement et d’autres domaines. Prenez des décisions audacieuses et impliquez des personnes contre lesquelles certains dans votre ministère vont tenter de résister, mais c’est la façon la plus rapide de mettre à jour nos ressources pour l’action.

Se fournir auprès de producteurs locaux

Allons plus loin. Privilégiez les achats auprès des producteurs locaux. Pour le développement de notre complexe militaro-industriel, il est nécessaire d’acheter autant que possible auprès de producteurs locaux. Ainsi, nous soutiendrons les entreprises locales, leur développement aidera à gagner en indépendance et à se débarrasser de chantages d’où qu’ils viennent dans le monde.

Des entreprises militaires privées

Aujourd’hui, les guerres dans le monde sont considérablement engagées via des entreprises privées. Il existe de nombreuses entreprises militaires privées et des entrepreneurs qui peuvent être amenés à agir comme conseillers dans de nombreux autres domaines pour avoir un effet direct sur la modernisation de nos capacités militaires.

La culture du ministère de la Défense

Plus important encore, vous devez changer la culture qui règne au ministère de la Défense. Pendant longtemps, pendant 20 à 25 ans, l’armée a été une méritocratie inversée, lorsque les gens étaient promus parce qu’ils connaissaient quelqu’un, ne posaient pas de questions et qu’ils pouvaient se laisser corrompre ; et ceux qui posaient des questions et n’étaient pas impliqués dans la corruption restaient dans les rangs inférieurs. Vous devez changer ces règles morales.

Ceux qui prennent des initiatives et ceux qui sont prêts à se battre devraient être encouragés. Il est nécessaire de se débarrasser des sycophantes et de la médiocrité. Pour nous, c’est une exigence indispensable en ce moment.

Il est nécessaire, à de très rares exceptions près, d’assurer une transparence absolue, sur les dépenses et les achats dans le domaine des commandes d’armement, et tout ce qui concerne notre défense. Nous savons qu’il y a des cas de corruption règne dans ce domaine depuis de nombreuses années. Soyons donc aussi honnêtes que possible.

Améliorer le système de mobilisation

Ensuite, nous devons moderniser notre système de mobilisation. Nous avons complètement échoué à mobiliser des volontaires et des réservistes pendant la deuxième guerre d’Artsakh, lorsque le chaos complet régnait. La réserve est vitale et, si nécessaire, sa coordination peut être déléguée. Mais si nous voulons construire un État de garnison, il nous faut des systèmes qui fonctionnent. La réserve a un rôle clé à jouer : les gens qui veulent s’engager et combattre, qu’ils puissent le faire, et que nous puissions lancer des appels et nous organiser sur le champ.

Le manque de financement ne peut pas être une excuse

Ensuite, ne laissez pas le manque d’argent être une excuse. Quand il s’agit de la protection du pays, il ne peut être question d’économie : le mandat principal de tout État est de protéger le pays, ses frontières et son existence. L’argent ne peut donc pas être le problème.

Si nous devons emprunter deux milliards de dollars, nous devons le faire, surtout lorsque le monde a des taux d’intérêt historiquement bas. Par exemple, la Grèce, qui a de grandes dettes et dont le ratio dette/PIB est de 211%, c’est-à-dire que le montant de la dette du pays est deux fois plus grande que le volume de l’économie, a fait d’énormes dépenses pour moderniser son armée, en particulier la marine, compte tenu des menaces constantes émanant du régime Erdogan.

Le ratio de notre dette au PIB n’est que de 62 %. Évidemment, dans des circonstances normales, nous n’en serions pas là, mais ce sont des temps anormaux. L’argent ne devrait pas être un obstacle à la protection du pays. Si ce montant est dépensé au niveau local, nous aurons l’effet du « keynésianisme militaire » – la doctrine politique et économique selon laquelle les dépenses importantes de l’État en armes entraînent le développement de technologies modernes dans l’industrie, en particulier en ce qui concerne la défense (et en conséquence, cela favorisera l’emploi et l’élévation du niveau de vie de la population).

Des militaires bien payés

Et en fin de compte, nous devons payer mieux nos militaires s’ils répondent aux normes élevées qui sont établies pour la construction de notre future armée, et dans la mesure où toutes les autres réformes auront été mises en place. Le service militaire devrait être un contrat social dans lequel ceux qui servent et sont prêts à mourir pour le bien du pays sauront que leurs familles recevront une indemnisation. C’est un engagement que nous ne devons respecter que si toutes les autres réformes sont mises en œuvre. Il ne sert à rien d’augmenter les salaires des généraux ineptes.

En conclusion

Monsieur Papikyan, je vais résumer le programme par une formule très simple : vous êtes un homme politique (moi ̶même j’ai été un fonctionnaire élu pendant longtemps), malgré votre jeune âge. ; soit vous et votre gouvernement entreprendrez une modernisation agressive de notre capacité de défense, et donc de défense de toutes nos frontières, soit crise après crise, nous arriverons aux  prochaines élections, et les gens vous remplaceront par d’autres forces qui auront la volonté de mettre en œuvre tous ces changements et de défendre le pays.

Dans ce pays, les gens ont beaucoup de patience et, dans une certaine mesure, comprennent les raisons de notre défaite. Peut-être que tout le monde n’est pas d’accord avec cela, mais au moins ils comprennent comment on peut s’en sortir. Les gens, y compris de nombreux partisans de votre gouvernement, ne toléreront pas l’humiliation de notre pays à ses propres frontières, alors que le régime d’Aliyev et ses brigands mord chaque jour un peu plus sur le territoire de l’État, semaine après semaine, un mois après l’autre.

Aucun gouvernement, s’il est incapable d’arrêter ce processus, ne pourra rester au pouvoir, et il ne le mérite pas.


(c) Traduit pour "Europe & Orient", par Jan Varoujan et Vladimir F. Fredoux