Un dialogue "cache-négationnisme" est forcément voué à l’échec
Hilda Tchoboian
Le dialogue entre Turcs et Arméniens a
indiscutablement été, ces dernières années, un des faits marquants de
leurs relations dont la nature et le statut ont marqué un tournant.
Cependant, aussi spontanées qu’apparaissent ces initiatives,
l’observation attentive du discours dominant de ce « dialogue », et
l’examen des relations turco-arméniennes depuis plus d’une dizaine
d’années, montrent clairement qu’il s’agit d’un processus pensé et
maîtrisé par le pouvoir turc.
Celui-ci a ainsi réussi à déléguer à la
société civile le traitement d’une question plus qu’embarrassante, qui
encombre depuis une vingtaine d’années ses relations avec les pays
occidentaux, et en premier lieu perturbe son adhésion à l’Union
européenne. Le processus de dialogue mis en place vise à désamorcer les
revendications légitimes de reconnaissance et de réparations portées
par la collectivité arménienne en Diaspora comme en Arménie. A la
veille de chaque décision internationale touchant les intérêts de la
Turquie, une nouvelle initiative de dialogue est initiée par la Turquie.
Et à chaque fois, le dialogue turco-arménien a nourri une nouvelle
stratégie turque d’évitement du Génocide des Arméniens, sans toutefois
remettre en cause la politique étatique négationniste structurée,
renforcée et étendue géographiquement.
Du côté arménien les motivations des
dialoguistes ne relèvent pas de la réflexion politique mais plutôt des
sentiments d’humanité. 0n remarque aussi une certaine lassitude devant
l’impasse créée par le négationnisme turc, avec parfois une recherche de
nouvelles voies pour se débarrasser d’un fardeau psychologique. En
revanche, de nombreux exemples donnent à penser que certains
dialoguistes turcs considèrent le dialogue avec les Arméniens comme une
négociation, une transaction qui ne peut fonctionner que grâce aux
concessions qui s’imposent de manière égale aux deux parties. On le
sait, une transaction a le devoir d’aboutir à une solution
gagnant/gagnant qui caractérise toute négociation réussie.
Ainsi, pour dialoguer, il faut respecter
la dignité et les convictions de l’interlocuteur turc en légitimant
l’éducation négationniste qui fait partie de sa formation. Pour preuve,
l’ouvrage commun d’Ahmed Insel et de Michel Marian, Dialogue sur le tabou arménien,
qui relate le cas emblématique de l’écrivain Ahmed Insel, intellectuel
turc francophone, brillant et médiatique, qui tente d’expliquer son
refus du terme « génocide » comme une émanation de son éducation reçue
dans une famille kémaliste et nationaliste.
Si, pour certains dialoguistes,
l’objectif sous-tendu est de trouver un terrain d’entente sur la réalité
même du Génocide, on comprend alors la raison du rejet du terme de
« génocide » remplacé par des termes acrobatiques tels que le « G word ».
La règle est de substituer à la reconnaissance publique des termes
qui relèvent du domaine du privé : le texte de la campagne d’excuses
auprès des Arméniens en est l’exemple l’édifiant : « Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon ».
On ne peut pas nier le courage des initiateurs de cette campagne
compte tenu de l’atmosphère délétère bien connue en Turquie de racisme
et de violence généralisée envers les Arméniens. Cependant, les mots
surlignés ci-dessus mettent en évidence la volonté délibérée de
supprimer le Génocide du domaine publique et politique, ce qui donne à
l’ensemble du texte un caractère incompréhensible lorsqu’on évoque la
demande de pardon.
Des questions restent alors en suspens :
- Qui doit demander pardon pour un crime d’Etat ?
- Qui a le droit de pardonner dans un cas de crime de génocide ?
Quant au pardon, c’est un concept très
ancien. Si l’on doit appeler pardon les gestes de réconciliation par
lesquels la victime accepte de cesser de vouloir se venger, il se
retrouve partout où un prix du sang est accepté. On peut distinguer le
« pardon-transaction » du « pardon-renoncement » pour l’offenseur qui
avoue sa faute et se repentit. Le pardon est un don qui délie d’une
faute passée. Il libère le futur de la lourdeur du passé.
Ainsi, deux traditions occidentales du pardon se contredisent :
- D’une part, on ne peut pardonner que
si le coupable avoue, demande pardon, se repent et donc change. Mais
alors celui qui s’expose ainsi est déjà dans une certaine mesure un
autre. On ne pardonne donc pas le coupable en tant que tel.
- D’autre part, le pardon s’accorde
comme un geste gratuit et généreux, une grâce absolue, sans échange ni
contrepartie attendus, sans repentir ni demande de pardon. Il est alors
accordé au coupable en tant que coupable. C’est le pardon dans toute sa
pureté.
Quel est le statut d’une demande de pardon qui évite soigneusement de nommer les coupables et l’objet du pardon ?
En l’absence de ces précisions qui
clarifient et qualifient l’acte, on ne peut classer cette demande dans
aucune des deux catégories que les philosophes du pardon nous offrent :
- Le coupable implore le pardon de sa victime et prouve qu’il a changé, ou
- L’acte de pardon gratuit.
En revanche, ce sont les Arméniens qui
ont remercié les auteurs turcs qui présentent toutes les
caractéristiques du pardon unilatéral, sans contrepartie, en l’absence
d’une véritable demande de pardon.
Genèse :
C’est en 2001, à la suite des succès
remportés par la diaspora arménienne en 2000 (reconnaissance par le
Sénat français, le Parlement italien, le Vatican, premier rapport sur la
Turquie du Parlement européen demandant à la Grande Assemblée turque de
reconnaître le Génocide, vote avorté in extremis au Sénat américain
par l’intervention du président Clinton), que les services du ministère
des Affaires étrangères ont proposé au gouvernement turc, apparemment
avec l’aide de conseillers américains, une nouvelle approche pour
désamorcer les revendications grandissantes de reconnaissance du
Génocide des Arméniens : le dialogue.
Financée par le Département d’Etat
américain, présidé par David Philips, est née la Commission de
réconciliation turco-arménienne (CRAT), réunissant d’anciens diplomates,
des universitaires et personnalités turques et arméniennes d’Arménie et
de Diaspora. La Commission préconisait des échanges entre les deux
sociétés civiles dans les domaines des médias, de la culture, de
l’économie, de l’éducation, du partenariat entre femmes arméniennes et
turques, de leaders arméniens et turcs ; seul était exclu le thème du
Génocide des Arméniens. Dans la CRAT, comme dans la demande de pardon en
2008, quelques déclarations en marge des initiatives ont confirmé la
vision machiavélique de la partie turque.
Ozdem Sanberk, ancien diplomate turc, à propos de la CRAT : « Aussi
longtemps que nous dialoguons avec les Arméniens la question du
génocide ne viendra pas à l’ordre du jour du Congrès américain ». Baskin Oran à propos de la demande de pardon : « Le
Premier ministre devrait prier pour notre campagne. Les Parlements du
monde entier étaient en train d’adopter des résolutions. Maintenant, ils
arrêteront. La Diaspora s’est adoucie. Les médias internationaux
commencent à ne plus utiliser le terme de génocide ». (Milliyet
19.12.2008). De plus, plusieurs membres turcs du TARC ont démissionné
lorsqu’à la demande des membres arméniens le Centre international pour
la Justice transitionnelle (ICTJ) a été saisie sur l’applicabilité de la
Convention de 1948 au cas du Génocide des Arméniens.
Si l’on veut lui donner le sens d’une
réconciliation, il manque au dialogue turco-arménien au moins deux
éléments essentiels qu’on retrouve dans tous les cas précédents de
processus de réconciliation dans le monde, de l’Afrique du Sud à
l’Argentine, en passant par le Pérou, l’Australie et le Togo : la Vérité
/Reconnaissance, et la Justice /réparations. Aujourd’hui, un dialogue
« cache-négationnisme », exploité pour les intérêts stratégiques de
l’Etat turc est forcément voué à l’échec.
Même si le chemin est long pour la
reconnaissance, les intellectuels turcs devraient s’engager dans le
sillage des Zarakolu, Sait Çetinoğlu et autre Doğan Özgüden qui prennent
des risques importants mais dont la quête de justice inspire confiance.
source : http://www.repairfuture.net/index.php/fr/un-dialogue-cache-negationnisme-est-forcement-voue-a-l-echec
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