Ukraine: « Des comportements à géométrie variable » selon Jean GERONIMO
par
Angelique Schaller
vendredi 7 mars 2014
Le parlement de
Crimée a annoncé un référendum le 16 mars sur le rattachement à Moscou et des
militants pro-russes ont défilé.
A contre-courant
des analyses sur l’actualité en Ukraine, Jean GERONIMO, économiste spécialiste
des questions économiques et géostratégiques russes décrypte les raisons du
conflit.
Docteur en
économie, Jean Geronimo* est spécialiste des questions économiques et
géostratégiques russes à l’Université Pierre Mendès France à Grenoble.
Comment appréciez-vous
l’intervention européenne en Ukraine ?
C’est un des
éléments de la guerre tiède, un concept développé dans mon livre sur la Pensée
stratégique russe. Il s’agit de la guerre froide mais actualisée, avec moins
d’idéologie, recentrée sur le contrôle des états stratégiques sur plan
politique mais aussi énergétique. Ce qui est le cas de l’Ukraine. Je me réfère
beaucoup à Zbigniew Brzezinski qui a écrit un ouvrage fondateur en 1997 que je
surnomme le livre rouge de la pensée américaine. Il appelle déjà l’Ukraine un
pivot géopolitique que les USA ont tout intérêt à contrôler. Or, cet homme a eu
et a encore beaucoup d’influence sur la politique américaine, qui consiste non
plus à contenir la Russie comme c’était le cas pendant la guerre froide, mais à
la faire reculer. Et l’Europe est un outil pour y parvenir. Au même titre que
l’Otan.
Comment cela se
passe-t-il ?
L’Europe utilise le
soft power. Au nom de valeurs démocratiques, elle va condamner la Russie,
financer des ONG défendant les droits de l’homme qui finissent par renverser un
pouvoir légitime au profit de dirigeants ultralibéraux et donc pro-américains.
On l’a vu en Ukraine en 2003, puis en Georgie, puis au Kirghizistan…Une force
de frappe médiatique importante est développée pour conditionner l’opinion
publique et renverser un président. C’est ce qui vient de se passer avec Viktor
Ianoukovitch qui avait été légalement élu en 2002. Le jour où il a été
renversé, il avait accédé à toutes les demandes de l’opposition. Alors pourquoi
cette nouvelle attaque ? Mon
hypothèse est que l’on a réactivé les mouvements extrémistes, qu’ils ont tiré
sur les policiers. Bref qu’on a construit politiquement un coup d’état qui
aurait pu être évité. Les motivations de respect des droits de l’homme et de
corruption invoqués pour démettre un président légitime sont à géométrie
variable et ne servent ainsi à démettre personne en Arabie Saoudite, en
Turquie, en Azerbaïdjan…
L’Union européenne
semble pourtant centrale dans ce dossier puisque les premières manifestations
sont liées au refus d’accepter l’accord d’association proposé ?
Cet accord était
une orientation vers le tout marché, sur le modèle développé en Grèce, avec baisse
des dépenses publiques, compression de l’Etat providence qui reste encore
important en Ukraine, héritage du système soviétique. Un véritable big bang. Il
était donc légitime de ne pas l’accepter tel quel. Mais Viktor Ianoukovitch ne
l’a pas refusé, il a demandé des modifications. Son erreur est d’avoir
longtemps laissé croire qu’il le signerait et d’avoir demandé des changements
au moment même où il se rapprochait de la Russie. Russie qui a d’ailleurs un
discours bien différent puisque sa proposition de rapprochement avec l’Ukraine
ne se fait pas contre l’Europe. Mais pour en revenir à la question, il n’a
jamais refusé l’accord alors que cela a été présenté ainsi. Ce qui me semble
une désinformation. Tout comme des fausses informations ont justifié dans le
passé l’intervention au Kosovo, en Irak ou en Lybie.
Il y a quand même
eu des manifestations de milliers de citoyens ?
Sur impulsion de
gens financés et formés par l’occident. Le jour où le président a été démis, on
a vu des manifestants défiler sous les drapeaux de la division SS Galicie, se
référant aux collaborateurs nazis ukrainiens ! Après ces manifestations, des membres du parti fasciste
Svodboda sont entrés au gouvernement !
Et sur tout cela pas un mot de l’Europe ou des États-Unis. Obama va même
jusqu’à dire que l’on grossit une chose minuscule. Ce n’est pas minuscule. Cela
grossit tous les jours car cette tendance néo-nazi se réveille en Ukraine comme
dans tous les pays baltes.
Parmi les
manifestants se trouvaient aussi des personnes dénonçant la corruption et
politique libérale de Ianoukovitch. Un fait souligné par le parti communiste
ukrainien qui, sur la question pro-russe ou pro-européen en appelle à un
référendum ?
Le pays était
effectivement mal géré et Ianoukovitch a voulu jouer sur plusieurs tableaux en
même temps, s’appuyant sur l’extrême droite pour faire passer ses réformes,
tablant sur l’ultralibéralisme puis opérant un virage à 90°, misant sur
l’Europe puis sur la Russie…. On m’a rapporté que si Poutine le considérait
comme légitime, il l’estimait décrédibilisé politiquement.
Concernant le
référendum, ma conviction est que les pro-russes seraient majoritaires mais ce
n’est pas scientifique d’où l’utilisation du conditionnel. Le problème d’un
référendum est qu’on ne pourrait plus revenir en arrière. Or, l’interdépendance
entre l’économie ukrainienne et russe suppose des années de travail pour
parvenir à les séparer sans que la première n’en pâtisse trop.
Que se passera-t-il
quand on s’apercevra que les entreprises ukrainiennes ne sont pas compétitives
et qu’elles n’ont plus les débouchés russes sachant que 30% des exportations
sont destinées à Moscou ? Quand
la Russie supprimera les tarifs préférentiels sur le gaz qui permettent à
l’Ukraine de ne pas plomber sa dette ?
Des licenciements ? Du chômage ?
Par ailleurs, le
choix européen pourrait enclencher des réactions en chaîne et derrière une
éventuelle adhésion à l’Europe, ce serait la question de l’Otan. C’est tout au
moins ce qui me semble programmé du point de vue des Américains car une
adhésion à l’Otan serait une menace adressée directement à la Russie, à
l’opposé de ce qui avait été promis à Gorbatchev. Et ensuite ? Le développement du bouclier antimissile
de Bush en Ukraine ?
Mais Poutine n’est
pas non plus un saint, il est aussi extrêmement libéral ?
Oui il est libéral,
mais pas ultralibéral comme a pu l’être Eltsine. Il fait appel au libéralisme
pour rendre l’économie russe performante. Mais c’est un libéralisme orienté
dans un pays ou l’état représente encore 35 à 40% du PIB. Le rôle de l’État est
donc encore très important.
Il y a quand même
l’intervention militaire en Crimée ?
Il ne faut pas voir
les choses avec les slogans médiatiques que l’on cherche à nous imposer. C’est
le retour de l’armée rouge ?
Mais de quoi parle-t-on !
Pourquoi hier les Américains auraient pu intervenir au Panama pour protéger
leurs ressortissants et que la Russie ne pourrait le faire en Crimée où la
majorité de la population est russe et craint des lois anti-russes déjà
programmées à Kiev où les pro-occidentaux sont majoritaires ? Pourquoi l’intervention en Crimée serait
un déni de souveraineté quand cela ne l’était pas en Irak ?
* " La Pensée stratégique russe - Guerre tiède sur l'échiquier eurasien,
Les révolutions arabes, et après ? ", Jean Géronimo, Ed. Sigest, 2e édition, 2012.