Colère de la vérité
Colère de la vérité
Denis Donikian
Avec le centenaire du génocide des Arméniens, la déferlante
commémorative va submerger les esprits une année durant. Et c’est tant
mieux. Les Arméniens proclameront de par le monde que le génocide n’est
pas oublié. Contrairement au vœu des négationnistes, qui croyaient
qu’avec le temps, la mémoire du Grand Crime subirait un amuïssement
irréversible, que ses traces tomberaient en poussière, que l’indignation
serait gagnée par la lassitude, soumise au diktat du quotidien, c’est
l’inverse qui s’est produit. L’histoire du génocide est dans la place,
en Turquie. Et la grosse artillerie médiatique turque pour la contrarier
ne fera que porter la polémique là même où le génocide a eu lieu. Mais
surtout hors des frontières de la Turquie. D’une manière ou d’une autre,
l’année du centenaire fera basculer les plus sensibles des hésitants du
côté de la vérité, malgré les vociférations des menteurs et les
injonctions de l’État. Qu’ils le veuillent ou non, les plus sourds
entendront des parcelles de vérité, les plus aveugles verront des
fragments d’os.
Des images, des protestations, des conférences vont
accabler les Turcs où qu’ils se trouvent durant toute une année. Un sale
moment qu’ils vont passer là, un moment de 365 jours, durant lesquels
ils seront tous visés comme appartenant à un État sur qui pèse une
indignité. Les plus libres parmi les Turcs seront ceux qui auront
respecté leur conscience. Ceux-là n’auront pas de mal à vivre avec
eux-mêmes, seulement avec les obtus. Durant une année, le tsunami
génocidaire va mettre l’enseignement turc en porte-à-faux avec les
rappels à l’ordre de l’histoire venus frapper à sa porte, va remuer les
familles, va monter ses membres les uns contre les autres, les fils
contre les pères, les pères contre l’État quand ils verront que le
mensonge à la longue peut rendre fous les enfants de la nation. Certains
se boucheront les oreilles, d’autres suivront ces bruits et se mettront
à lire, à lire et à lire encore l’horreur dont ils sont nés, non comme
victimes mais comme bourreaux.
Dans cette chambre d’échos que sera le monde médiatique en 2015, les
Arméniens vont se lâcher. Certes, bien des profanes passeront à travers
les gouttes de cette rage contenue depuis un siècle. Mais tous seront,
d’une manière ou d’une autre, mouillés par ce génocide dont l’effacement
continue aujourd’hui à faire des petits sur les lieux mêmes où il s’est
achevé. Un siècle de retenue n’aura réussi qu’à comprimer la révolte
des survivants. Et 2015 sera pour eux l’année de la grande évacuation.
Mais c’est ici qu’il faudra que l’indignation soit raisonnée. C’est
ici qu’il faudra montrer au monde que le centenaire du génocide des
Arméniens n’est pas une affaire arménienne. Que ce n’est pas un
contentieux politique avec les Turcs, même si bien sûr ils seront les
premiers visés. Aux organisateurs de placer le cadre des commémorations
qui vont émailler l’année 2015 autrement que selon une optique
nationaliste. Le temps est à la vérité. En 2015, c’est la vérité qui
doit être en colère, pour reprendre le mot de Paul Veyne. D’abord la
vérité, car elle est la clé du progrès humain. Et d’ailleurs, qu’on ne
s’y trompe pas. Que sont les livres qui prennent depuis cent ans le
génocide comme objet d’étude, et surtout les recherches universitaires
qui se sont multipliées après le cinquantenaire, sinon des livres où la
vérité manifeste sa colère à chaque ligne ? Dès lors que la vérité
touche à l’universel, les commémorations qui se tiendront dans cette
ligne mobiliseront plus d’hommes sensibles au retour toujours possible
des monstres mal enterrés de l’histoire. En revanche les revendications
entachées de nationalisme, même si on ne pourra pas les empêcher, feront
du génocide de 1915 une affaire arméno-turque. Ce temps n’est pas
encore là. Aujourd’hui, il s’agit de montrer que le mensonge d’État ne
peut pas entrer dans l’Europe et qu’il n’y a pas sa place.