mardi 21 avril 2015

LETTRE OUVERTE AU PREMIER MINISTRE

LETTRE OUVERTE 
AU PREMIER MINISTRE
10 Downing Street
LONDRES


Monsieur le Premier Ministre,

Centenaire du Génocide des Arméniens

On dit de la politique étrangère qu'elle a peu d'effets sur le nombre de voix, en particulier au cours d'une année d'élections. On dit même qu'elle en a encore moins au beau milieu d'élections générales!
Il s'agit bien, pourtant, dans cette lettre, d'un sujet qui concerne la politique étrangère, s'étendant sur un siècle et même plus, un sujet de politique étrangère britannique; un sujet très douloureusement vif aujourd'hui, une blessure profonde qui s'envenime n'ayant jamais été fermée.
Votre gouvernement, avec les gouvernements de France et de Russie, l'avait appelé " crime contre l'humanité et la civilisation ", et s'était engagé à " tenir les autorités turques et les exécutants personnellement responsables ", engagements qui n'ont jamais été tenus. Une déclaration conjointe avait été faite par les trois puissances, avec à leur tête l'Angleterre, le 24 mai 1915, un mois après que le gouvernement ottoman ait commencé ce que l'ambassadeur des États-Unis à Constantinople à ce moment-là, Henry Morgenthau, avait appelé l' " extermination d'une race ". Dans le même gouvernement que le vôtre, le Vicomte Bryce avait été chargé de publier les faits dans leur intégralité sur cette " extermination d'une race " dans le Livre Bleu bien connu, alors que cette extermination se poursuivait encore en 1916; pour sa part, votre illustre prédécesseur Winston Churchill, dans l'un des tomes qu'il avait écrit sur la Première Guerre Mondiale, l'avait appelé " Holocauste ", 15 à 20 ans avant que ce terme n'ait été employé pour les crimes que les Nazis ont commis contre les Juifs d'Europe. Le crime sans nom a dû attendre que Raphaël Lemkin, juriste international Juif-Polonais, lui en donne un dans les années 1940 : " Génocide, destruction d'un peuple en partie ou en totalité à cause de son ethnie, de sa nationalité ou de sa religion "  autrement dit, comme il l'a précisé lui-même, " ce qui est arrivé aux Arméniens en 1915 et aux Juifs dans les années 1940 ! ".
Le fait est que la Grande Bretagne est le seul grand état d'Europe qui se soit constamment abstenu de reconnaître le Génocide des Arméniens; au lieu de cela, sciemment ou non, elle soutient sans honte la Turquie dans son négationnisme, son hostilité et son agressivité envers l'Arménie. Elle le fait (tout comme la BBC aux ordres du gouvernement), traitant de même le criminel-agresseur (la Turquie impénitente) et la victime (L'Arménie démembrée)! Minimiser les pertes et les dommages subis par les Arméniens, en prônant la " réconciliation " entre deux parties énormément inégales et distantes (appeler à une " réconciliation " entre les Nazis et leurs victimes, Juifs et autres, aurait-il été concevable?), est contraire à toute politique étrangère morale ou éthique, aux valeurs européennes libérales-démocratiques et aux droits de l'homme; c'est cela que vous prêchez avec insistance.                                
Et pour couronner le tout, tandis que les principaux dirigeants européens, y compris entre autres, les présidents Poutine de Russie et Hollande de France, le Pae François, se rendront à Érévan, le 24 avril de cette année, pour commémorer le centenaire du Génocide et pour exprimer leur sympathie avec le peuple arménien, la Grande Bretagne envoie sa plus haute délégation non pas à Érévan mais à Istanbul pour célébrer le centième anniversaire de la bataille de Gallipoli – le même jour, même si la bataille de Gallipoli n'a jamais été commémorée que le 17 mars, début de l'invasion navale en 1915, ou le 25 avril, jour du débarquement. Le but est uniquement de semer la confusion ou même de se moquer des victimes du Génocide des Arméniens qui lui, a toujours été commémoré le 24 avril.
Enfin et surtout, tandis que votre gouvernement ne porte aucune attention au développement des relations et du commerce avec l'Arménie assiégée, reléguée et soumise à un blocus, ni aucune attention à l'Artsakh qui après avoir résisté aux massacres génocidaires de l'armée de Bakou, a construit dans des conditions difficiles une société démocratique fondée sur le droit, sur des élections libres et des institutions). Le soutien britannique péremptoire, à plusieurs niveaux et inconditionnel envers la Turquie et envers le régime dictatorial infâme et corrompu de Bakou (où BP est le premier investisseur), obsédé par le Karabagh, est à courte-vue: Bakou prépare un nouvel enfer et une guerre génocidaire contre le peuple arménien (Celui de la République d'Arménie et de l'Artsakh) qui pourrait avoir des conséquences imprévues et désastreuses pour la région entière.
Avant que vous soyez tenté de donner instruction à l'un de vos lointains collaborateurs d'écrire une homélie selon laquelle " les événements de 1915 ont été une terrible tragédie… " et affirmant que votre gouvernement soutient " le dialogue et la réconciliation entre l'Arménie et la Turquie ", permettez-nous de vous informer qu'il n'y a aucun dialogue avec la Turquie  ni aucune tendance vers la reconnaissance de la vérité par la Turquie, qu'il est encore moins question d'excuses ou d'indemnisations sans lesquelles une réconciliation n'a aucun sens, sinon impossible.
Et bien sûr, il ne s'agit pas des seuls événements d'il y a un siècle – quel qu'en aient été la douleur immense et la gravité. La position officielle du gouvernement turc, sauf une certaine " sophistication " et un changement de ton, ces dernières années, consiste résolument à nier au mépris de toute évidence. Il est symptomatique que ce discours négationniste ne se limite pas aux déclarations répétitives de dirigeants aux plus hauts niveaux de l'état, mais s'insinue dans l'entière machinerie gouvernementale (administration, bureaucratie, organes de la sécurité et judiciaires), aussi bien que dans les milieux de l'éducation et  universitaires, dans les media et dans la société dans son ensemble. Telle est la réalité en dépit du fait que – alors que la communauté mondiale avait omis de poursuivre les auteurs afin qu'ils rendent des comptes après la guerre, comme elle s'y était engagée – le Tribunal Militaire de Constantinople, sous le gouvernement de l'immédiat après-guerre, en 1919, a poursuivi les dirigeants et les a jugés coupables, les condamnant à mort par contumace, avant qu'ils soient réhabilités plus tard par la République kémaliste turque. C'est ainsi que les assassins de la nation arménienne, les dirigeants criminels, concepteurs et organisateurs du Génocide des Arméniens de 1915, Talaat, Enver, Djemal, Shakir et d'autres (les égaux des Hitler, Himmler, Goebbels, Goering, Eichmann), sont encore aujourd'hui traités en héros dans les livres de classe, que leurs tombes sont fleuries chaque année, que des rues, des boulevards et des écoles portent leur nom, tandis que le peuple arménien, qui avait tellement contribué à l'avancement de la société ottomane, à sa culture, ses arts et son économie, est traité dans les mêmes livres de " traitre qui a mérité ce qu'il a eu ". Cela n'est certainement pas compatible avec les valeurs humaines, libérales, avec les droits de l'homme.
Le temps est venu d'une révision radicale de presqu'un siècle et demi de politique contraire à la morale tendant à un soutien de la Turquie fondé sur les " intérêts britanniques ", au mépris absolu de votre soutien aux valeurs libérales-démocratiques de l'Europe (chrétienne!). Le refus de la Turquie de faire face à son histoire et son négationnisme du Génocide des Arméniens, constamment soutenu par votre gouvernement, celui donc du crime lui-même, à l'égard duquel votre gouvernement a une responsabilité au moins morale, sont des questions internationales de droits de l'homme. Cela est particulièrement le cas quand la région entière se retourne de plus en plus vers la guerre génocidaire contre les minorités chrétiennes et la création d'états faibles échoués. Un état démocratique arménien fort dans la région est ce que les Arméniens méritent et ce dont l'Europe a besoin.
Nous vous prions d'agréer nos meilleures salutations
Direction de l'AGCCC, Londres, 18 avril 2015

PS: Nous vous prions de prendre connaissance de notre position critique d'ensemble dans le petit livre The Armenian Genocide: A Plea for Justice [Génocide des Arméniens, un Appel pour la Justice] que nous joignons avec respect à votre intention. 


Note : La lettre traduite par G. Beguian nous a été transmise par Bernard Nazarian