LETTRE OUVERTE
AU PREMIER MINISTRE
10 Downing Street
LONDRES
Monsieur le Premier Ministre,
Centenaire du Génocide des Arméniens
On
dit de la politique étrangère qu'elle a peu d'effets sur le nombre de
voix, en particulier au cours d'une année d'élections. On dit même
qu'elle en a encore moins au beau milieu d'élections générales!
Il
s'agit bien, pourtant, dans cette lettre, d'un sujet qui concerne la
politique étrangère, s'étendant sur un siècle et même plus, un sujet de
politique étrangère britannique; un sujet très douloureusement vif
aujourd'hui, une blessure profonde qui s'envenime n'ayant jamais été
fermée.
Votre
gouvernement, avec les gouvernements de France et de Russie, l'avait
appelé " crime contre l'humanité et la civilisation ", et s'était engagé
à " tenir les autorités turques et les exécutants personnellement
responsables ", engagements qui n'ont jamais été tenus. Une déclaration
conjointe avait été faite par les trois puissances, avec à leur tête
l'Angleterre, le 24 mai 1915, un mois après que le gouvernement ottoman
ait commencé ce que l'ambassadeur des États-Unis à Constantinople à ce
moment-là, Henry Morgenthau, avait appelé l' " extermination d'une race
". Dans le même gouvernement que le vôtre, le Vicomte Bryce avait été
chargé de publier les faits dans leur intégralité sur cette "
extermination d'une race " dans le Livre Bleu bien connu, alors que
cette extermination se poursuivait encore en 1916; pour sa part, votre
illustre prédécesseur Winston Churchill, dans l'un des tomes qu'il avait
écrit sur la Première Guerre Mondiale, l'avait appelé " Holocauste ",
15 à 20 ans avant que ce terme n'ait été employé pour les crimes que les
Nazis ont commis contre les Juifs d'Europe. Le crime sans nom a dû
attendre que Raphaël Lemkin, juriste international Juif-Polonais, lui en
donne un dans les années 1940 : " Génocide, destruction d'un peuple en
partie ou en totalité à cause de son ethnie, de sa nationalité ou de sa
religion " autrement dit, comme il l'a précisé lui-même, " ce qui est
arrivé aux Arméniens en 1915 et aux Juifs dans les années 1940 ! ".
Le
fait est que la Grande Bretagne est le seul grand état d'Europe qui se
soit constamment abstenu de reconnaître le Génocide des Arméniens; au
lieu de cela, sciemment ou non, elle soutient sans honte la Turquie dans
son négationnisme, son hostilité et son agressivité envers l'Arménie.
Elle le fait (tout comme la BBC aux ordres du gouvernement), traitant de
même le criminel-agresseur (la Turquie impénitente) et la victime
(L'Arménie démembrée)! Minimiser les pertes et les dommages subis par
les Arméniens, en prônant la " réconciliation " entre deux parties
énormément inégales et distantes (appeler à une " réconciliation " entre
les Nazis et leurs victimes, Juifs et autres, aurait-il été
concevable?), est contraire à toute politique étrangère morale ou
éthique, aux valeurs européennes libérales-démocratiques et aux droits
de l'homme; c'est cela que vous prêchez avec
insistance.
Et
pour couronner le tout, tandis que les principaux dirigeants européens,
y compris entre autres, les présidents Poutine de Russie et Hollande de
France, le Pae François, se rendront à Érévan, le 24 avril de cette
année, pour commémorer le centenaire du Génocide et pour exprimer leur
sympathie avec le peuple arménien, la Grande Bretagne envoie sa plus
haute délégation non pas à Érévan mais à Istanbul pour célébrer le
centième anniversaire de la bataille de Gallipoli – le même jour, même
si la bataille de Gallipoli n'a jamais été commémorée que le 17 mars,
début de l'invasion navale en 1915, ou le 25 avril, jour du
débarquement. Le but est uniquement de semer la confusion ou même de se
moquer des victimes du Génocide des Arméniens qui lui, a toujours été
commémoré le 24 avril.
Enfin
et surtout, tandis que votre gouvernement ne porte aucune attention au
développement des relations et du commerce avec l'Arménie assiégée,
reléguée et soumise à un blocus, ni aucune attention à l'Artsakh qui
après avoir résisté aux massacres génocidaires de l'armée de Bakou, a
construit dans des conditions difficiles une société démocratique fondée
sur le droit, sur des élections libres et des institutions). Le soutien
britannique péremptoire, à plusieurs niveaux et inconditionnel envers
la Turquie et envers le régime dictatorial infâme et corrompu de Bakou
(où BP est le premier investisseur), obsédé par le Karabagh, est à
courte-vue: Bakou prépare un nouvel enfer et une guerre génocidaire
contre le peuple arménien (Celui de la République d'Arménie et de
l'Artsakh) qui pourrait avoir des conséquences imprévues et désastreuses
pour la région entière.
Avant
que vous soyez tenté de donner instruction à l'un de vos lointains
collaborateurs d'écrire une homélie selon laquelle " les événements de
1915 ont été une terrible tragédie… " et affirmant que votre
gouvernement soutient " le dialogue et la réconciliation entre l'Arménie
et la Turquie ", permettez-nous de vous informer qu'il n'y a aucun
dialogue avec la Turquie ni aucune tendance vers la reconnaissance de
la vérité par la Turquie, qu'il est encore moins question d'excuses ou
d'indemnisations sans lesquelles une réconciliation n'a aucun sens,
sinon impossible.
Et
bien sûr, il ne s'agit pas des seuls événements d'il y a un siècle –
quel qu'en aient été la douleur immense et la gravité. La position
officielle du gouvernement turc, sauf une certaine " sophistication " et
un changement de ton, ces dernières années, consiste résolument à nier
au mépris de toute évidence. Il est symptomatique que ce discours
négationniste ne se limite pas aux déclarations répétitives de
dirigeants aux plus hauts niveaux de l'état, mais s'insinue dans
l'entière machinerie gouvernementale (administration, bureaucratie,
organes de la sécurité et judiciaires), aussi bien que dans les milieux
de l'éducation et universitaires, dans les media et dans la société
dans son ensemble. Telle est la réalité en dépit du fait que – alors que
la communauté mondiale avait omis de poursuivre les auteurs afin qu'ils
rendent des comptes après la guerre, comme elle s'y était engagée – le
Tribunal Militaire de Constantinople, sous le gouvernement de l'immédiat
après-guerre, en 1919, a poursuivi les dirigeants et les a jugés
coupables, les condamnant à mort par contumace, avant qu'ils soient
réhabilités plus tard par la République kémaliste turque. C'est ainsi
que les assassins de la nation arménienne, les dirigeants criminels,
concepteurs et organisateurs du Génocide des Arméniens de 1915, Talaat,
Enver, Djemal, Shakir et d'autres (les égaux des Hitler, Himmler,
Goebbels, Goering, Eichmann), sont encore aujourd'hui traités en héros
dans les livres de classe, que leurs tombes sont fleuries chaque année,
que des rues, des boulevards et des écoles portent leur nom, tandis que
le peuple arménien, qui avait tellement contribué à l'avancement de la
société ottomane, à sa culture, ses arts et son économie, est traité
dans les mêmes livres de " traitre qui a mérité ce qu'il a eu ". Cela
n'est certainement pas compatible avec les valeurs humaines, libérales,
avec les droits de l'homme.
Le
temps est venu d'une révision radicale de presqu'un siècle et demi de
politique contraire à la morale tendant à un soutien de la Turquie fondé
sur les " intérêts britanniques ", au mépris absolu de votre soutien
aux valeurs libérales-démocratiques de l'Europe (chrétienne!). Le refus
de la Turquie de faire face à son histoire et son négationnisme du
Génocide des Arméniens, constamment soutenu par votre gouvernement,
celui donc du crime lui-même, à l'égard duquel votre gouvernement a une
responsabilité au moins morale, sont des questions internationales de droits de l'homme.
Cela est particulièrement le cas quand la région entière se retourne de
plus en plus vers la guerre génocidaire contre les minorités
chrétiennes et la création d'états faibles échoués. Un état démocratique
arménien fort dans la région est ce que les Arméniens méritent et ce
dont l'Europe a besoin.
Nous vous prions d'agréer nos meilleures salutations
Direction de l'AGCCC, Londres, 18 avril 2015
PS: Nous vous prions de prendre connaissance de notre position critique d'ensemble dans le petit livre The Armenian Genocide: A Plea for Justice [Génocide des Arméniens, un Appel pour la Justice] que nous joignons avec respect à votre intention.
Note : La lettre traduite par G. Beguian nous a été transmise par Bernard Nazarian