vendredi 26 juin 2015

Traitement de l’affaire syrienne par Le Monde Diplomatique



Lettre ouverte à Monsieur le Directeur de la Rédaction LE MONDE DIPLOMATIQUE

Objet : 

Traitement de l’affaire syrienne par Le Monde Diplomatique

 

Monsieur le Directeur,

J’ai reçu il y a quelques jours ma convocation à l’assemblée générale des Amis du Monde Diplomatique qui se tiendra le 27 juin 2015, et je souhaite expliquer à la rédaction du journal pourquoi je ne m’y rendrai pas.
Depuis mars 2011 en effet, j’attends vainement d’un journal dont c’est la raison d’être un dossier de fond, une analyse objective, historique, sociologique, géostratégique, d’une affaire internationale qui constitue sans doute le problème diplomatique le plus important de ces dernières années – puisqu’il a vu, entre autres, les flottes américaine et russe à deux doigts de s’affronter directement en Méditerranée, et la manifestation la plus démonstrative de la situation géostratégique internationale en ce début de XXIe siècle.
Le Monde Diplomatique a plusieurs fois, depuis 2011, expliqué comment les États-Unis d’Amérique agissent sur la scène internationale. Comment ce pays, corrompu par les intérêts militaropétroliers ou de l’agroalimentaire, fomente depuis des années une nouvelle forme de coups d’État « populaires ». Ce mois de juin, Le Monde Diplomatique révèle encore les agissements de « La main noire de Washington de Santiago à Caracas ». En août 2014, Maurice Lemoine expliquait comment est advenue « En Amérique latine, l’ère des coups d’État en douce » ; comment de faux policiers, de faux manifestants tirent dans une foule pour déclencher une émeute sanglante et déstabiliser un État indocile.
Mais pour l’indocile Syrie, en mars 2011, la dérive sanglante des manifestations aurait été « normale » ? La question n’a pas même été posée par Le Monde Diplomatique. Alors que Le Canard Enchaîné publie régulièrement depuis quatre ans des informations mettant en évidence le jeu des vassaux américains sous la scène syrienne, au premier rang desquels le Qatar, Le Monde Diplomatique est resté étrangement taisant. Il est vrai que, quelques mois à peine après le début de ce qui présente les caractéristiques d’un « coup d’État en douce » en Syrie (coup d’État qui aurait pu se dérouler en Bolivie, en Équateur ou au Venezuela), Le Monde Diplomatique accueillait, en septembre 2011, tout un supplément publirédactionnel sur « La diversification au Qatar ». Est-ce que cette manne publicitaire était bienvenue étant donné son origine et à ce moment-là ? Il ne me semble pas, en tout cas, avoir lu par la suite un développement sur la peine de prison à vie infligée le 29 novembre 2011 par le régime qatariote à un écrivain, Ibn al-Dhib, pour un simple poème. Pas un mot sur les sources de financement des extrémistes que combattent les soldats français au Mali…
Ni sur la tentative de manipulation relative à l’usage d’armes chimiques par l’armée nationale syrienne, démasquée par la procureure Carla Del Ponte, ni sur le prétendu bombardement du camp palestinien de Lattakié par des canonnières syriennes. Pas un mot sur les prétendues manifestations de masse anti Bachar et les chiffres fantaisistes qui ont été publiés à ce sujet - par Le Monde notamment, d’ailleurs.
On pouvait attendre du Monde Diplomatique qu’il resitue cette affaire syrienne dans le cadre de la géostratégie internationale, sur une cartographie des grandes voies de transit depuis les grands gisements pétroliers et gaziers de l’Asie centrale et du Proche-Orient, ou sur la feuille de route affichée par les États-Unis d’Amérique pour le Proche et le Moyen-Orient.
On aurait pu trouver dans le Monde Diplomatique un dossier replaçant l’affaire syrienne actuelle dans l’histoire de cette région du monde depuis deux siècles. Les émeutes de Damas de 1860 auraient pu y être rappelées, et le rôle qu’y joua l’Emir Abd-el-Kader – qui lui valut la Légion d’Honneur et le nom d’une rue à Paris. Cette mise en perspective historique eût été une façon d’aborder dans Le Monde Diplomatique l’histoire de la Syrie au XXe siècle, les conditions que l’Occident a ménagées à ce pays pour que s’y épanouisse la démocratie… L’existence ancienne dans ce pays d’une société multiculturelle, laïque, et le statut de la femme syrienne jusqu’à ce jour. Le choc qu’a été pour cette société l’orientation du pays vers un système économique néolibéral, et les raisons premières des manifestations, pacifiques, de mars 2011. Et malgré la mise en oeuvre de ce qui apparaît comme un classique des opérations de déstabilisation d’un pays par l’extérieur – avec destructions systématiques des réserves alimentaires, sources d’approvisionnement en eau, énergie, médicaments, les gigantesques manifestations pro Bachar qui ont eu lieu en Syrie, le soutien du parti communiste syrien - dont le meneur a fait de la prison sous Hafez el Assad (le communisme était interdit en Syrie jusqu’il n’y a pas si longtemps), de l’opposition interne, du clergé tant musulman que chrétien, sans compter les innombrables manifestations, toujours pro Bachar, à travers le monde.
Pour que l’opinion soit éclairée autrement que par les communiqués de l’OTAN, l’on aurait dû trouver dans Le Monde Diplomatique une explication au fait que l’État syrien a pu résister quatre années à la conjugaison des forces attachées à le détruire, et en premier lieu celle d’une prétendue révolution populaire. L’on aurait pu esquisser dans ce journal l’idée que cet État a sauvegardé et encouragé le mode de vie syrien, pays où une multitude de confessions et de philosophies cohabitent depuis des millénaires dans des conditions enviables au regard de ce qui se passe dans la plupart des pays du Proche-Orient qui sont les alliés de l’Occident. Une approche par le genre de la société syrienne aurait pu suggérer que cet État laïque permet à une moitié de la population syrienne, les femmes, de vivre en tant que citoyennes à part entière, à égalité avec les hommes. Un bilan de quatre ans de résistance à la montée du chaos aurait pu conduire à constater que l’État syrien est, aujourd’hui, constitué par un Parlement, un chef de l’État, le Président Bachar el Assad, et des représentants régionaux, élus à la suite des réformes constitutionnelles réalisées depuis 2012, un gouvernement d’union nationale, ainsi qu’une armée et une administration qui, si elles n’étaient pas fortement soutenues par la population syrienne, auraient été volatilisées depuis longtemps.
Depuis déjà longtemps la rédaction du Monde Diplomatique disposant des exemples de l’Iraq, de l’Afghanistan, de la Libye, des pays de la Corne de l’Afrique, mais aussi du démantèlement de la Yougoslavie, aurait pu mettre en évidence, en débat sur la place publique, la catastrophe humanitaire qui se produirait inexorablement si l’État syrien venait à être détruit. Lancer l’alarme à propos des massacres de masse, des crimes contre l’Humanité qui se perpétueraient longtemps dans le chaos qui suivrait : les conditions propices à de tels crimes sont beaucoup plus manifestes aujourd’hui en Syrie que dans les mois qui ont précédé le massacre de Srebrenica en ex-Yougoslavie.
Au nom des valeurs universelles que Le Monde Diplomatique défend depuis ses origines, l’on aurait pu entendre sa voix exiger avec force argumentation et insistance :

  •  Que cessent immédiatement les manœuvres visant la destruction de l’État syrien,

  •  Que soient levées les sanctions qui ne font qu’aggraver les souffrances du peuple syrien,

  •  Que soit respectée en Syrie la charte de l’Organisation des Nations Unies qui garantit à tous les peuples le droit de s’autodéterminer à l’abri de toute intervention étrangère.

J’espère encore que la rédaction saura pallier cette absence particulièrement décevante et inquiétante. Et que l’affaire syrienne sera enfin traitée avec l’attention dont est capable un journal qui a pour nom Le Monde Diplomatique.
Mais d’ici-là, en tant que « lecteur engagé » je ne peux plus être un ami de ce journal-là, car je n’accepte pas ce qu’apparemment il accepte.
Je vous prie de recevoir, Monsieur le Directeur, l’expression de mes salutations distinguées.

Guy Martin