mardi 27 octobre 2015

Selon que vous serez puissant ou misérable...



Selon que vous serez puissant ou misérable... 


Par Armand Sammelian


Qu’on y prenne garde !
Cela fait un siècle que le peuple arménien vit avec ses martyrs sans trouver la paix et il est clair que la décision inique de la Cour de Strasbourg prise le 15 octobre 2015 par 10 voix contre 7 en faveur du négationniste Perinçek au titre de la liberté d’expression, ne fait qu’ajouter à l’offense et créer des dégâts considérables dans la reconnaissance du génocide arménien.

Car derrière le vice se parant de vertu, une entreprise de démolition est à la manœuvre qui a pour objet d’aider la Turquie à faire table rase de son passé le plus inavouable. Pourtant, le 24 mai 1915, un mois exactement après le début des massacres, les grandes puissances, France, Angleterre, Russie prévenaient les Jeunes-Turcs qu’ils auraient à répondre personnellement de ce « crime contre l’humanité et la civilisation » une fois les hostilités terminées. Pourtant, les mémoires de l’ambassadeur Morgenthau, les rapports secrets du pasteur allemand Lepsius, le livre bleu britannique de Lord Bryce et de l’historien Arnold Toynbee, les correspondances du vicaire romain Monseigneur Dolci, les rapports du ministre des affaires étrangères russe Sazonov, Sir Winston Churchill, Lloyd George, Clémenceau, Anatole France et tant d’autres, ont dénoncé en temps réel l’extermination systématique du peuple arménien.

Pourtant, le 17 décembre 1915, le chancelier allemand Bethmann-Hollweg repoussait l’idée d’une condamnation publique de son allié arguant que « ... notre seul objectif est de garder la Turquie de notre côté jusqu’à la fin de la guerre, que les Arméniens périssent ou pas », avouant ainsi en creux sa connaissance de l’extermination en cours. Pourtant, les trois Pachas Talaat, Enver et Djemal et plus d’une centaine de bourreaux furent jugés par devant trois cours martiales turques de Constantinople sur ordonnance impériale du Sultan Mehmed VI et une quinzaine condamnés à mort après huit audiences étalées entre 1919 et 1920. Pourtant, au fil des années, plusieurs dizaines d’états et de parlements nationaux reconnaîtront le génocide des Arméniens et en cette année 2015 le président allemand avouera la culpabilité partagée du IIe Reich dans sa perpétration.

Ainsi, regorgeant de témoignages, archives et autres preuves accablantes de sources innombrables, la réalité historique de l’anéantissement méthodique et planifié des Arméniens pour des raisons racistes, ethniques et religieuses ne peut être sérieusement contestée d’autant que rien n’est plus décisif que l’éradication corps et biens du peuple arménien, il y a un siècle, de ses sept provinces historiques.

En outre, forgé en 1943 par le juriste juif polonais Raphaël Lemkin en se fondant sur la typologie précise de cette extermination, le néologisme « génocide » apparaîtra avec l’adoption à Paris le 9 décembre 1948 de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide », crime imprescriptible, intemporel et universel. Cette même année, « La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme » se voudra un idéal commun à atteindre pour tous les peuples et états de la planète sans exception et son préambule y précise particulièrement que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme conduisent à des actes de barbarie qui révoltent la conscience humaine ».

En 1950, « la Convention Européenne des Droits de l’Homme » (CEDH), mettra en exergue la sauvegarde et le développement des libertés fondamentales au nom de la dignité et la valeur humaines. La CEDH sera chargée de veiller à son respect sur la base d’une trentaine d’articles et protocoles additionnels dès 1959.

C’est dans ce contexte historique et juridique qu’un agent propagandiste de l’état turc Dogu Perinçek tiendra trois conférences en 2005 dans les cantons de Zurich, Berne et à Lausanne « niant le génocide arménien en 1915 », affirmant que « le problème arménien n’avait jamais existé » et que « les allégations de génocide arménien étaient un mensonge international ».

Au demeurant, suite à la plainte de l’association Suisse-Arménie, les tribunaux suisses le condamneront logiquement le 9 mars 2007, puis le 13 juin 2007, pour propos racistes et nationalistes sur la base de l’article 261 bis alinéa 4 qui sanctionne quiconque porte atteinte à la dignité humaine en raison de sa race, sa religion ou son appartenance ethnique, nie ou minimise un génocide ou un crime contre l’humanité. C’est dans ces conditions que le commis-voyageur Perinçek fera appel auprès de la CEDH qui, une première fois en chambre simple lui donnera raison le 17 décembre 2013 et une seconde fois en grande chambre le 15 octobre 2015 au motif identique d’atteinte à l’article 10 relatif à la liberté d’expression, alors même que l’alinéa 2 dudit article 10 stipule que la liberté d’expression peut être soumise à certaines conditions, restrictions ou sanctions qui constituent des mesures nécessaires à la défense de l’ordre public, de la prévention du crime ou de la morale, alinéa que la Cour de Strasbourg n’a pas daigné retenir, bien au contraire.

La matrice argumentaire de cette décision ambivalente et approximative est scandaleuse en ce que les juges la fondent sur une somme de motifs hasardeux, indigents et insincères pour condamner la Suisse.

En effet :
• En premier lieu ils arguent qu’en l’absence de troubles à l’ordre public, rien ne justifiait la condamnation du Sieur Perinçek. Cette invitation surprenante au désordre, faite aux Arméniens pour obtenir gain de cause préalablement au dépôt d’une plainte, feint d’ignorer le combat incessant que mène le peuple arménien depuis des décennies contre le négationnisme turc !

Ils ajoutent qu’en l’absence de liens historiques, géographiques et humains, rien n’obligeait la Suisse à condamner Perinçek, rejetant ainsi le caractère universel de la défense des droits de l’homme dont la Suisse ne saurait être exclue, elle qui dénonçait les atrocités turques pendant leur déroulement dès 1915 !

Au surplus, la Cour indique que sa décision aurait pu être différente en fonction du lieu géographique où les discours auraient été tenus. Or, en la circonstance, il s’agit d’évidence de propos négationnistes dont la Suisse avait à connaître parce qu’ils avaient été tenus sur son sol, parce qu’ils portaient sur un crime universel, imprescriptible et intemporel et qu’ils attentaient aux principes de la morale et de la mémoire par la violence faite à 1,5 million de femmes, vieillards et enfants, innocents et inoffensifs, sans qu’à ce jour justice leur soit rendue.

C’est pourquoi la révélation d’une justice à la carte telle que suscitée par une Cour qui fait fi des conventions internationales sans se préoccuper des victimes nous laisse désemparés !

• En second lieu, la Cour déclare son incompétence pour qualifier l’extermination des Arméniens de « génocide », sauf qu’en donnant droit aux propos négationnistes de Perinçek au nom de la liberté d’expression, la Cour lui concède implicitement que le génocide arménien n’a pas existé et qu’elle assimile ses propos à de simples et banales opinions sans conséquence, ce qui est loin d’être le cas.

La Cour n’a par contre aucune difficulté pour préciser en quoi la négation du génocide juif doit être réprimée, lui et lui seul, catégorisant et stigmatisant ainsi les victimes de génocides qu’elles soient grecques, assyro-chaldéennes, tziganes, rwandaises ou arméniennes, en hiérarchisant leurs souffrances, ce qui relève d’une discrimination indécente, amorale, pour tout dire ignoble !

On aimerait qu’enfin la maison Israël mette un terme à son silence assourdissant !

• En troisième lieu, en prétendant que Perinçek n’a pas offensé la dignité des Arméniens en niant le génocide arménien de 1915, alors que cela fait un siècle que les rescapés et leurs enfants sont humiliés, trahis, touchés dans leur chair, de génération en génération, par une justice qui se refuse, la Cour de Strasbourg a laissé, encore une fois, passer l’occasion de rétablir la vérité sur cette boucherie restée sans coupables, dire la haine raciale qui l’a déclenchée et restituer leur honneur aux Arméniens.

• En quatrième lieu, en donnant droit à Perinçek lorsqu’il qualifie le génocide arménien de mensonge international, la Cour présente la Turquie comme la victime des fausses accusations de l’Uruguay en 1950, de Chypre en 1982, de la Chambre des Représentants des USA en 1984, de la Sous-Commission des droits de l’homme de l’ONU en 1985, du Parlement Européen pour la première fois en 1987, de la Douma Russe en 1995, du Parlement grec en 1996, du Sénat belge en 1998, du Parlement de Suède, du parlement libanais et du parlement italien en 2000, de la France en 2001, du Conseil National Suisse en 2003, de l’Argentine, des Pays-Bas, de la Slovaquie et du Canada en 2004, de la Pologne, du Venezuela, de la Lituanie et du parlement européen pour la deuxième fois en 2005, du Sénat chilien, de la commission des affaires étrangères des États-Unis d’Amérique en 2007, des parlements d’écosse, d’Irlande du Nord, de Catalogne et de Suède en 2010, du parlement bolivien et de la Syrie en 2014, du Pape François, du président allemand, du parlement autrichien, du parlement européen pour la troisième fois, de la chambre des députés du Luxembourg, du Sénat brésilien, du parlement belge, du parlement latino-américain représentant 23 pays d’Amérique Latine en 2015, sans oublier Raphaël Lemkin en 1943 et le sénateur de l’Illinois, un certain Obama qui seraient tous des affabulateurs « en réunion » ligués contre une Turquie innocente, alors même qu’il faut rappeler ici que trois cours de justice militaire turco-ottomane ont condamné à mort les tortionnaires dès 1919 pour crime de masse envers le peuple arménien, en tête desquels figure le héros national Talaat Pacha !

La Cour aurait dû accéder aux minutes de ces procès très documentés par la commission d’instruction « Mazhar » afin de prononcer son jugement en toute connaissance de cause, ce qu’elle s’est gardée de faire.

Elle aurait ainsi évité une décision scélérate qui constitue ni plus ni moins qu’une apologie de négationnisme en ce qu’elle victimise les bourreaux et offre à la Turquie le droit de dénoncer les « accusations mensongères » dont elle ferait l’objet depuis 100 ans, ce dont elle ne se privera pas ! Force est de constater qu’en donnant droit aux propos négationnistes de Perinçek, la Cour a sanctifié le déni du génocide arménien par la Turquie tout en déclarant son incompétence à qualifier cette période de l’histoire... Cela fait beaucoup de bassesse de la part d’une juridiction européenne majeure en charge de dire le Droit sans savoir ce qu’il s’est passé en Turquie en 1915.

Nous conviendrons donc que la Cour Européenne des Droits de l’Homme en charge de veiller à l’application de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, a failli lâchement l’année même de la commémoration du centenaire du génocide arménien, ce qui constitue en soi une offense à la dignité des Arméniens doublée d’une provocation qui confine au mépris et à vrai dire à un sacrilège envers leurs Saints Martyrs. Ce n’est pas tout...

En recevant en coulisse, 48 heures avant le jugement, le président de la Cour constitutionnelle turque, venu vraisemblablement constater la conformité de la décision à ses attentes, en présence de la juge turque partie prenante au procès, la Grande Chambre a également porté atteinte à la dignité des Arméniens et gravement bafoué pour le moins l’éthique de la Cour et au pire son intégrité. La démonstration est ainsi faite que l’on peut légalement au nom de la liberté d’expression, tenir des propos négationnistes générateurs de haine, défigurer le passé, rajouter aux blessures, accabler les victimes et leurs descendants, les traîner dans la boue et bénéficier de décisions judiciaires effrayantes dans le seul but de protéger les intérêts stratégiques des états et perpétuer la vie des affaires.

Car d’évidence cette parodie de justice, point de rencontre entre deux barbaries, d’un côté celle des dépeceurs et de leurs héritiers, de l’autre celle des dix chafouins habillés de droit, serves des états qui les nomment, concourt à l’œuvre d’effacement de toute trace de l’abomination faite au peuple arménien qui entache l’image féerique de la Turquie. L’inconsistance juridique et la perfidie des conséquences de ce jugement, présente toutes les caractéristiques d’une initiative politique mise en scène par Dogu Perinçek, personnage puissant et retors en mission, docteur en droit, fondateur de revue, proche du milieu ultranationaliste Ergenekon, président du parti des travailleurs turcs et président du comité Talaat.

À quelques jours d’élections cruciales, cette forfaiture est une aubaine offerte au Sultan Erdogan de dresser son opinion publique contre les Arméniens et les Kurdes en attendant que l’Europe lui ouvre grandes ses portes et ses caisses, sans reconnaissance préalable d’un génocide qui n’aurait jamais existé. L’allégeance de la chancelière partie à Canossa précipitamment au Palais des Mille et Une Nuits d’Aksaray pour retirer la question de la reconnaissance du génocide arménien du Bundestag est édifiante.

Il restera que ce déni de droit est un naufrage de l’Europe, vassale de l’OTAN qui, sur les consignes de Washington, participe de cette opération de déminage pro-turque à un niveau de collusion sans précédent.

Insensible aux douleurs du peuple arménien laissé sur le carreau depuis 1923, ce verdict est une imposture juridique et morale aggravée par une falsification historique à visée révisionniste auxquelles sept juges n’ont pas voulu prêter leurs noms en avalisant cette triple peine séculaire : le génocide arménien, sa négation et une justice confisquée. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir. » *

Armand SAMMELIAN
Octobre 2015


* « Les Animaux malades de la peste » Jean de La Fontaine.

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