Combattre le négationnisme,
jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme
Dans
toutes les sociétés confrontées à l’héritage d’un génocide ou d’un crime contre
l’humanité, la persistance de formes plus ou moins sournoises de négationnisme
constitue un défi et une responsabilité fondamentaux. Un génocide ne consiste
pas seulement dans l’extermination programmée et consciencieusement exécutée
d’un grand nombre de personnes ; ces deux aspects, l’intention et
l’exécution, sont complétés par un troisième, la négation. Dans le moment même
où le crime est commis, ses traces sont effacées et sa réalité niée. Il ne faut
pas voir là un réflexe de défense d’un criminel qui aurait honte de son acte et
chercherait à le cacher pour échapper à la condamnation. La négation remplit
une fonction au contraire essentielle dans l’entreprise génocidaire : elle
adresse aux victimes et aux rescapés le message que, non seulement, ils n’ont
pas droit à la vie, mais qu’en réalité, ils n’existaient même pas avant, du
moins pas en tant qu’humains. C’est seulement de cette manière que le génocide
devient le crime parfait : non seulement il vise à éliminer une population
sans rémission pour le futur, mais également en amont, dans le passé. Pour que
l’entreprise d’extermination soit entière et complète, il est nécessaire que ses
exécuteurs puissent affirmer que ceux qu’ils ont exterminés n’existaient en
réalité pas même avant. Voilà la logique folle de la catastrophe, voilà
pourquoi tant de survivants ont une souffrance psychique qui dépasse de loin le
« choc post-traumatique ». Par conséquent, il est essentiel, pour
protéger la dignité des victimes et des rescapés, autant que de répondre au
devoir de prévention des génocides, de prendre leur négation – cœur invisible
du processus génocidaire – au sérieux.
On
voit à quel point le jugement du 17 décembre 2013 de la Cour Européenne des
Droits de l’Homme (CEDH) dans l’affaire Doğu Perinçek concerne un enjeu
fondamental et sensible. Les juges des droits de l’homme (cinq juges contre
deux) viennent de condamner la Suisse, et désavouer l’appréciation des
juridictions nationales, pour avoir violé la liberté d’expression du Président
général du Parti des Travailleurs turc. Celui-ci, condamné en Turquie pour sa
participation active au réseau « Ergenekon » (impliqué dans
l’assassinat du journaliste Hrant Dink, et qui comprend les acteurs les plus
virulents du racisme anti-arménien et du nationalisme turc) est en outre le fondateur
du Comité Talaat Pacha, principal
instigateur du génocide des Arméniens. L’argument
apporté par la CEDH, par ailleurs d’une fermeté bienvenue s’agissant de la
négation du génocide du peuple juif (affaire Garaudy, 2003), est pour le moins
surprenant et problématique. En bref : contrairement au cas
d’espèce dans l’affaire Garaudy, les
propos de Doğu Perinçek qualifiant le génocide arménien de
« mensonge impérialiste international », ne seraient constitutifs, selon la Cour,
ni d’un « abus de droit » (non protégé par la Convention européenne
selon son article 17), ni d’un « besoin social
impérieux » justifiant une limitation de la liberté d’expression (article 10) ;
ceci parce que Doğu
Perinçek nierait la seule qualification juridique de génocide (et non
les massacres et déportations des Arméniens), et qu’une telle négation ne
serait pas de nature à inciter à la haine. Roger Garaudy lui-même avait
également argué devant la CEDH, en vain, du fait qu’il ne niait pas l’existence
des crimes nazis.
La
distinction faite par les cinq juges européens relève d’un contresens. Nier la
qualification juridique de génocide revient, précisément, à nier l’intention
spécifique caractérisant ce crime (soit l’intention de détruire tout ou
partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux). Or nier cette
intention spécifique revient ici à nier, comme dans l’affaire Garaudy, la
« réalité de faits historiques clairement établis » : ceux-ci font
en effet, non seulement l’objet d’un consensus général et scientifique,
souligné par les juridictions puis le Gouvernement suisses devant la Cour,
ainsi que par les juges Vucinic et Pinto de
Albuquerque en dissidence, mais également l’objet des procès de
Constantinople (1919-1920). Les archives de ces procès rassemblent les preuves
tant de l’intention d’exterminer la population arménienne dans son intégralité,
que du plan concerté élaboré à cette fin par le Gouvernement Jeune-Turc. A cela
s’ajoute le constat – opéré par les juges suisses, puis par notre
Gouvernement devant la CEDH – de nombre d’éléments reconnus comme suffisants à
démontrer le caractère raciste et nationaliste des mobiles de Doğu
Perinçek : le fait, notamment, qu’il se réclame de Talaat Pacha (le Hitler
turc) auquel il s’identifie, qu’il tente de réhabiliter les crimes commis, et
qu’il accuse les Arméniens d’être les agresseurs et de falsifier l’Histoire. Il
s’agit bien là d’une stratégie cynique de négation autant que de justification
de ces crimes d’Etat – qu’ils soient par ailleurs qualifiés de
« génocide » ou d’« autres crimes contre l’humanité » (261bis
al. 4 CP).
Le
problème central posé par le jugement de la CEDH est double. D’un point de vue
juridique, les juges des droits de l’homme créent une inégalité de traitement
des victimes de génocides et crimes contre l’humanité devant la loi, ce que le
peuple suisse a précisément souhaité éviter en acceptant l’article 261bis al. 4
lors de la votation fédérale de 1994. D’un point de vue politique, un tel
jugement rend service à tous les acteurs du négationnisme officiel et
para-officiel de la Turquie, en cette veille de commémoration du centenaire
d’un génocide qui est à l’origine de la création même des concepts juridiques
de « crime contre l’humanité » et de « génocide ».
La
balle est à présent dans le camp de la Suisse qui peut, en écho à ce que
préconisent les deux juges dissidents, demander le renvoi de cette affaire
devant la Grande Chambre de la CEDH. Il est à espérer que notre pays saura
ainsi défendre l’indépendance et l’honneur de sa justice.
Sévane GARIBIAN, Docteure en droit,
enseignant-chercheur aux Universités de Genève et de
Neuchâtel
Stefan KRISTENSEN, Docteur en philosophie,
enseignant-chercheur aux Universités de Genève et de
Heidelberg
Sévane
Garibian est notamment l'auteure de Le crime contre l'humanité au regard des
principes fondateurs de l'Etat moderne. Naissance et consécration d'un concept,
Schulthess, LGDJ, Bruylant, 2009.
Stefan
Kristensen est notamment l'auteur de Parole et subjectivité. Merleau-Ponty
et la phénoménologie de l'expression, Georg Olms Verlag, 2010.
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