dimanche 23 février 2014

Combattre le négationnisme



Combattre le négationnisme,
jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme



Dans toutes les sociétés confrontées à l’héritage d’un génocide ou d’un crime contre l’humanité, la persistance de formes plus ou moins sournoises de négationnisme constitue un défi et une responsabilité fondamentaux. Un génocide ne consiste pas seulement dans l’extermination programmée et consciencieusement exécutée d’un grand nombre de personnes ; ces deux aspects, l’intention et l’exécution, sont complétés par un troisième, la négation. Dans le moment même où le crime est commis, ses traces sont effacées et sa réalité niée. Il ne faut pas voir là un réflexe de défense d’un criminel qui aurait honte de son acte et chercherait à le cacher pour échapper à la condamnation. La négation remplit une fonction au contraire essentielle dans l’entreprise génocidaire : elle adresse aux victimes et aux rescapés le message que, non seulement, ils n’ont pas droit à la vie, mais qu’en réalité, ils n’existaient même pas avant, du moins pas en tant qu’humains. C’est seulement de cette manière que le génocide devient le crime parfait : non seulement il vise à éliminer une population sans rémission pour le futur, mais également en amont, dans le passé. Pour que l’entreprise d’extermination soit entière et complète, il est nécessaire que ses exécuteurs puissent affirmer que ceux qu’ils ont exterminés n’existaient en réalité pas même avant. Voilà la logique folle de la catastrophe, voilà pourquoi tant de survivants ont une souffrance psychique qui dépasse de loin le « choc post-traumatique ». Par conséquent, il est essentiel, pour protéger la dignité des victimes et des rescapés, autant que de répondre au devoir de prévention des génocides, de prendre leur négation – cœur invisible du processus génocidaire –  au sérieux.

On voit à quel point le jugement du 17 décembre 2013 de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) dans l’affaire Doğu Perinçek concerne un enjeu fondamental et sensible. Les juges des droits de l’homme (cinq juges contre deux) viennent de condamner la Suisse, et désavouer l’appréciation des juridictions nationales, pour avoir violé la liberté d’expression du Président général du Parti des Travailleurs turc. Celui-ci, condamné en Turquie pour sa participation active au réseau « Ergenekon » (impliqué dans l’assassinat du journaliste Hrant Dink, et qui comprend les acteurs les plus virulents du racisme anti-arménien et du nationalisme turc) est en outre le fondateur du Comité Talaat Pacha, principal instigateur du génocide des Arméniens. L’argument apporté par la CEDH, par ailleurs d’une fermeté bienvenue s’agissant de la négation du génocide du peuple juif (affaire Garaudy, 2003), est pour le moins surprenant et problématique. En bref : contrairement au cas d’espèce dans l’affaire Garaudy, les propos de Doğu Perinçek qualifiant le génocide arménien de « mensonge impérialiste international », ne seraient constitutifs, selon la Cour, ni d’un « abus de droit » (non protégé par la Convention européenne selon son article 17), ni d’un « besoin social impérieux » justifiant une limitation de la liberté d’expression (article 10) ; ceci parce que Doğu Perinçek nierait la seule qualification juridique de génocide (et non les massacres et déportations des Arméniens), et qu’une telle négation ne serait pas de nature à inciter à la haine. Roger Garaudy lui-même avait également argué devant la CEDH, en vain, du fait qu’il ne niait pas l’existence des crimes nazis.

La distinction faite par les cinq juges européens relève d’un contresens. Nier la qualification juridique de génocide revient, précisément, à nier l’intention spécifique caractérisant ce crime (soit l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux). Or nier cette intention spécifique revient ici à nier, comme dans l’affaire Garaudy, la « réalité de faits historiques clairement établis » : ceux-ci font en effet, non seulement l’objet d’un consensus général et scientifique, souligné par les juridictions puis le Gouvernement suisses devant la Cour, ainsi que par les juges Vucinic et Pinto de Albuquerque en dissidence, mais également l’objet des procès de Constantinople (1919-1920). Les archives de ces procès rassemblent les preuves tant de l’intention d’exterminer la population arménienne dans son intégralité, que du plan concerté élaboré à cette fin par le Gouvernement Jeune-Turc. A cela s’ajoute le constat – opéré par les juges suisses, puis par notre Gouvernement devant la CEDH – de nombre d’éléments reconnus comme suffisants à démontrer le caractère raciste et nationaliste des mobiles de Doğu Perinçek : le fait, notamment, qu’il se réclame de Talaat Pacha (le Hitler turc) auquel il s’identifie, qu’il tente de réhabiliter les crimes commis, et qu’il accuse les Arméniens d’être les agresseurs et de falsifier l’Histoire. Il s’agit bien là d’une stratégie cynique de négation autant que de justification de ces crimes d’Etat – qu’ils soient par ailleurs qualifiés de « génocide » ou d’« autres crimes contre l’humanité » (261bis al. 4 CP).

Le problème central posé par le jugement de la CEDH est double. D’un point de vue juridique, les juges des droits de l’homme créent une inégalité de traitement des victimes de génocides et crimes contre l’humanité devant la loi, ce que le peuple suisse a précisément souhaité éviter en acceptant l’article 261bis al. 4 lors de la votation fédérale de 1994. D’un point de vue politique, un tel jugement rend service à tous les acteurs du négationnisme officiel et para-officiel de la Turquie, en cette veille de commémoration du centenaire d’un génocide qui est à l’origine de la création même des concepts juridiques de « crime contre l’humanité » et de « génocide ».

La balle est à présent dans le camp de la Suisse qui peut, en écho à ce que préconisent les deux juges dissidents, demander le renvoi de cette affaire devant la Grande Chambre de la CEDH. Il est à espérer que notre pays saura ainsi défendre l’indépendance et l’honneur de sa justice.


Sévane GARIBIAN, Docteure en droit,
enseignant-chercheur aux Universités de Genève et de Neuchâtel

Stefan KRISTENSEN, Docteur en philosophie,
enseignant-chercheur aux Universités de Genève et de Heidelberg


Sévane Garibian est notamment l'auteure de Le crime contre l'humanité au regard des principes fondateurs de l'Etat moderne. Naissance et consécration d'un concept, Schulthess, LGDJ, Bruylant, 2009.

Stefan Kristensen est notamment l'auteur de Parole et subjectivité. Merleau-Ponty et la phénoménologie de l'expression, Georg Olms Verlag, 2010.


Tribune parue dans le journal Le Temps du 14 février 2014, p. 13.

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