L'Ukraine : un enjeu géostratégique, au cœur de la guerre tiède
Par Jean Géronimo,
expert de l’économie et de la géostratégie russes. En
se rendant à Kiev pour soutenir les opposants y compris d’extrême
droite au régime ukrainien, Catherine Ashton assume un acte hostile à la
Russie, qui avait demandé à l’UE de ne pas intervenir. Ce soutien des
puissances occidentales à la troublante « révolution » ukrainienne
vise-t-il à faire entrer ce pays dans le giron de l’UE et de l’OTAN, et
aussi à empêcher le retour de la Russie comme grande puissance en
cherchant son affaiblissement régional ?
A travers le soutien occidental à une troublante « révolution »
ukrainienne et sa volonté d'ingérence, c'est l'idée d'empêcher le retour
de la Russie comme grande puissance, via son affaiblissement régional,
qui revient sur le devant de la scène.
Dans le cadre d'une stratégie de reflux (roll back) de la puissance
russe, menée depuis la fin de la Guerre froide, les puissances
occidentales affichent une méfiance endémique à l'égard d'un État
désespérément perçu comme l'héritier de l'axe (communiste) du mal. Cette
stratégie « anti-russe » est attestée par les tentatives régulières de
cooptation des anciennes républiques de l'URSS, au moyen d'innovations
politiquement orientées telles que le « Partenariat oriental » (via
l'UE) ou le « Partenariat pour la paix » (via l'OTAN) et, plus
récemment, « l'accord d'association » de l'UE avec l'Ukraine.
De manière plus ou moins explicite, ces « innovations » politiques
développent l'idée d'un « voisinage partagé » et de valeurs communes,
exprimant un droit d'ingérence occidental en périphérie post-soviétique,
y compris en Ukraine. A l'échelle de la CEI, ces prérogatives
politiques ne relèveraient donc plus du seul monopole russe et, en ce
sens, menaceraient sa zone d'intérêts historique. Ce que Moscou ne
pourra jamais accepter.
L'Ukraine, au cœur d'une lutte d'influence
Dans une large mesure, cette configuration explique l'enjeu
géopolitique sous-jacent à la crise ukrainienne, qui loin d’être une «
révolution », se retrouve en réalité au cœur d’une lutte d’influence
entre les deux grands ennemis historiques. Depuis la transition
post-communiste, cette lutte se poursuit dans le cadre de la guerre «
tiède »(1), forme actualisée et désidéologisée de la Guerre froide,
recentrée sur le contrôle des espaces et des « nœuds » stratégiques.
Dans ce contexte, tout rapprochement de l'Ukraine avec l'UE (via
l'accord d'association) peut être considéré comme l'étape préalable et «
naturelle » à sa future intégration à l'OTAN, comme cela a été confirmé
par Washington – véritable gifle et provocation stratégique à l'égard
de la Russie. Sur un plan structurel, ces deux objectifs restent des
priorités implicites de la nouvelle diplomatie américaine, verrouillée
par l'administration Obama. Or, tendanciellement, la puissance russe est
désireuse de sanctuariser son étranger proche, contre les velléités
expansives occidentales. Dans cette optique, l'OTAN reste, pour elle, un
levier offensif et injustifié de la vieille lutte contre le communisme.
Incroyable acharnement.
Tout en s'inscrivant dans la stratégie anti-russe préconisée sous la
Guerre froide par l'ancien conseiller du président américain J. Carter,
Z. Brzezinski (2), ce double objectif de la politique étrangère
américaine justifie l'énorme investissement médiatique de l'Occident
dans l'actualité ukrainienne en vue de déstabiliser le gouvernement
pro-russe et obtenir la démission du président (pourtant) légitime,
Viktor Ianoukovitch. Le plus inquiétant est que l'évolution ukrainienne
s'inscrit dans le prolongement des « révolutions » libérales « de
couleur » en Géorgie (2003), en Ukraine (2004) et au Kirghizstan (2005)
encouragées et financées en partie par l'administration américaine,
selon une technique éprouvée et politiquement correcte.
Une « révolution » manipulée
Cette configuration explique l’existence de manipulations
occidentales via les ONG (au nom des « droits de l’homme ») et leur
soutien à l'opposition ukrainienne, la désinformation et le
conditionnement de l'opinion publique, ainsi que l’ingérence troublante
de dirigeants étrangers, dont américains et européens – et,
naturellement, l’accusation de la « main de Moscou ». Aujourd'hui,
l'Europe brille par son absence en Afrique et au Moyen-Orient, mais par
contre, n'hésite pas à s'ingérer dans les affaires politiques
intérieures de la souveraine Ukraine, en place de Kiev, par
l'intermédiaire de Catherine Ashton, soutenue par son mentor américain,
John Kerry. On croit rêver...
Désormais, comme le souligne fort justement J.M. Chauvier, on assiste
à une dérive extrémiste de nature néo-nazi de manifestations surfant
sur un nationalisme anti-russe et échappant, de plus en plus, au
contrôle des leaders de l'opposition pourtant aiguillés par l'Occident.
Là est sans doute la plus grave erreur et le plus grand danger pour une
Europe maladroite, dont la politique inconsciente contribue à réveiller
les « vieux démons » dans l'espace post-soviétique, notamment dans les
pays baltes et l'Ukraine. Or cette information est totalement occultée
par la pensée unique, allégrement relayée par nos médias.
Un accord dangereux pour l'Ukraine
Pour les dirigeants occidentaux il s'agit de faire pression sur le
président Ianoukovitch pour l'obliger à faire le « choix de l'Europe et
de la liberté », selon le slogan redondant de l'opposition sous
influence occidentale et ainsi, protéger le « bon peuple ukrainien »
d'un éventuel retour de l'impérialisme russe –, au risque de heurter les
susceptibilités de l'administration Poutine. Dans ce contexte, on
comprend mieux le recul du président ukrainien, désireux de défendre ses
intérêts nationaux et dans ce but, adoucir les contraintes drastiques
(et irresponsables) imposées par l'accord d'association et de
libre-échange. Contrairement à la rumeur médiatique, il ne s'agit donc
pas d'un rejet de l'Europe mais d'une demande de reformulation de cet
accord, politiquement non neutre et économiquement suicidaire pour
l'Ukraine. Un rappel, aujourd'hui nécessaire.
Face à cette instrumentalisation politique, la Russie ne pouvait
rester sans réactions. D'autant plus que l'intégration de l'Ukraine à
l'espace économique européen (objectif déclaré de l'UE) transformera ce
pays en plateforme de réexportation des produits occidentaux – via les
firmes multinationales – vers la Russie, dont l'économie serait ainsi
attaquée et déstabilisée. Très vite, V. Poutine a su trouver une réponse
adéquate, correspondant aux intérêts économiques de l'Ukraine mais
respectant les intérêts politiques de la Russie, encline à protéger sa
zone d'influence contre les convoitises de plus en plus pressantes de
l'UE. Moscou ne l'a jamais caché et montre même une certaine
transparence dans ce domaine, contrairement au jeu obscur de l'Europe,
guidée par la « main » de Washington et navigant dans les eaux troubles
de « sa » prude démocratie – imposée au monde globalisé, comme une
vérité suprême. Curieux messianisme.
Le retour russe, malgré tout...
De manière explicite, cet accord vise à imposer l'idéologie
néolibérale du « libre-marché », à partir d'une dérégulation économique
et financière exprimant une vision anti-étatique désastreuse et, sur le
moyen terme, considérablement appauvrissante pour la société ukrainienne
– avec le risque de fabriquer une « nouvelle Grèce ». Le « peuple » qui
manifeste ne le sait, sans doute, pas. Et il ne sait plus vraiment
pourquoi il manifeste, emporté par la vague enthousiaste et
mobilisatrice d'une révolution manipulée, comme la précédente de 2004.
Encouragé par la bienveillance occidentale, il n'hésite plus à investir
les bâtiments officiels, par la force et à « casser du flic ».
Inquiétante redondance.
Contrairement à ses homologues occidentales, la Russie est
respectueuse des règles de droit internationales, dont celles sur la
souveraineté des États. Suite à sa double initiative d'assistance
financière (prêt de 15 milliards de dollars) et de réduction (d'un
tiers) du prix du gaz acheminé en Ukraine, ainsi qu'à sa volonté de
développer une véritable coopération économique et technologique avec
cette dernière, Moscou a fait preuve, une fois de plus, d'une redoutable
efficacité en matière de diplomatie – inversement à l'UE. Alors que
d'autres États, d'une manière insidieuse, n'hésitent pas à
instrumentaliser les « révolutions ». Mais, à quel prix ?
Indéniablement, la Russie post-communiste revient de loin et, peu à
peu, elle rejoue dans la cours des « grands », pour y défendre une
certaine éthique et, si nécessaire, s'opposer aux fausses révolutions.
La partie d'échecs américano-russe continue donc, au cœur de l'Eurasie, en Ukraine.
(1) Geronimo J. (2012) « La Pensée stratégique russe – Guerre tiède sur l’Échiquier eurasien : les révolutions arabes, et après ? », préface
de J. Sapir, éd. Sigest.
(2) Z. Brzezinski est connu pour avoir provoqué l'intervention de
l'armée rouge en Afghanistan, fin décembre 1979, dans l'optique de
l'enliser dans un conflit périphérique, économiquement épuisant et
politiquement destructeur pour l'URSS. Cette initiative stratégique a
précipité la chute du régime soviétique, fin décembre 1991. Décembre
maudit.
source : http://www.humanite.fr/monde/lukraine-un-enjeu-geostrategique-au-coeur-de-la-gu-558689
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