Arméniens : le retour au foyer
Jean V.
Guréghian
18 août 2014
L’appel récent de Charles Aznavour pour les réfugiés de Syrie et d’Irak,
en souhaitant les installés dans les villages abandonnés en France, est
intéressant et louable. Il dit entre autres : « … Pourquoi ne pas
confier ces « villages fantômes » à ces chrétiens, ces Kurdes, ces Yezidis,
ces Arméniens ? Ils auraient pour obligation de les reconstruire, de
les faire revivre, de labourer à nouveau des terres dont la fertilité ne fait
aucun doute. Ils pourraient ainsi vivre en paix, quasiment en autarcie. Je
réponds, en particulier, de mes compatriotes. Je sais qu’ils sont très
travailleurs. »
Mais n’y a-t-il pas une autre solution pour les réfugiés arméniens de
Syrie et d’Irak (notamment pour ceux de Syrie), qui serait peut-être moins réalisable,
néanmoins plus logique : celle qui consisterait à demander leur retour…
dans leurs propres villages, en Cilicie, d’où ils furent chassés en 1922, et
dont la France a une grande part de responsabilité ! En effet, la plupart des
Arméniens diasporiques du Moyen-Orient sont originaires de Cilicie.
Il est très probable que le gouvernement turc répondrait négativement à une
telle démarche, n’empêche qu’il serait peut-être opportun de profiter de
l’occasion pour revendiquer.
Carte extraite de « La
Cilicie au carrefour des empires » de Claude Mutafian, Les Belles Lettres Histoire, 1988 |
Extrait du livre de Jean V. Guréghian « Histoire d’Arménie », Y.
Embanner, 2011 :
… Après la victoire, la Cilicie obtient une autonomie, sous mandat
français, en mai 1919. Près de 160.000 survivants du Génocide retournent dans
leur foyer. L’économie du pays se redresse peu à peu, on construit des écoles,
les ports sont restaurés. Mais les autorités françaises vont dissoudre la
Légion arménienne, en privant la population de ses défenseurs.
De son côté, Mustafa Kemal, qui refuse toute création d’autonomie
arménienne, va profiter de la faible présence de l’armée française et de
l’indécision des autorités de Paris pour attaquer en force. À Marach, en
janvier 1920, les forces de Kemal vont massacrer 11.000 Arméniens, environ 8000
réussiront à prendre la fuite. Au mois d’avril, le général Andréa résistera
héroïquement à Aïntab, devant l’ennemi supérieur en nombre, et sauvera les
18.000 Arméniens de la ville de l’encerclement et du massacre programmé. À
Yenidjé, le général Gracy repoussera les forces ennemies. Les renforts demandés
par les généraux français de Cilicie resteront malheureusement sans réponse du
gouvernement. Ces batailles coûteront quand même la vie à plus de 6.000 jeunes
soldats français, qui accompliront souvent des actes héroïques et se battront à
un contre dix, pour sauver des populations civiles.
Dans les régions éloignées, comme à Zeïtoun et à Hadjin, les Arméniens
seront seuls devant les forces kémalistes et les Français refuseront de venir
en aide. Zeïtoun tombera rapidement, la totalité des 1050 rescapés du Génocide
revenus dans leur foyer sera massacrée. Hadjin tombe en octobre 1920, après
huit mois de résistance. Les 6000 habitants survivants retournés dans leur
foyer (sur les 35.000 avant le Génocide) seront massacrés par les Turcs. Seuls
305 combattants perceront les lignes turques et échapperont au massacre.
… Mais alors que les choses vont s’améliorer sur le terrain,
Franklin-Bouillon va signer pour le gouvernement français, le 20
octobre 1921, à Ankara,
un accord avec les forces Kémalistes, selon lequel La France cède la Cilicie
aux Turcs et retire ses forces. Les Arméniens et autres
chrétiens pris de panique vont s’enfuir, pour la plupart, vers la Syrie et le
Liban, d’autres vont émigrer à Chypre, en Égypte, en Grèce, etc. Le rêve d’une
Arménie cilicienne s’évanouit pour longtemps.
Paul du Véou, témoin de
l’époque, a écrit un livre remarquable sur cette tragique épopée, « La
Passion de la Cilicie 1919-1922 » (450 p.
éd. P. Geuthner, Paris, 1954). Voici les toutes dernières lignes émouvantes de
son livre : « …il n’est pas au pouvoir des hommes d’empêcher Pâques
de succéder à Ténèbres. Ainsi l’Arménie cilicienne, un jour ressuscitera par la
France : ‘l’Arménie expire, disait Anatole France, mais elle renaîtra.’
Alors les drapeaux tricolores flotteront sur elle à nouveau, car les siècles de
gloire et d’amour créent des unions qui ne peuvent dissoudre si aisément. Et
elle groupera ses familles, bien diminuées, hélas ! Autour de ses évêques, sur
son sol plus riche que le delta du Nil, son ‘Égypte avec des Alpes’. Sa légion
et nos régiments veilleront encore sur son repos, la France lui donnera des
charrues; nul ne la troublera dans sa foi, et elle vénérera dans son panthéon
Tchalian, héros de Hadjin, et sur ses autels le Père Philippe et l’abbé
Niorthe, martyrs français. Mais quand ? Mais quand ? »…
Rappelons que (jusqu’en
1915) le peuple arménien vivait sur ses terres ancestrales depuis près de 3000
ans et que l’Arménie fut le premier État au monde à adopter le christianisme,
en 301 (ou en 314).
Une utopie ?
Bien que le souhait du
retour des Arméniens rescapés du Génocide (en Cilicie comme en Arménie
historique) soit considéré comme une utopie, ce souhait a été néanmoins formulé
par des intellectuels turcs. Pour sa part, le maire de Diyarbakir (ville
importante au sud-est de la Turquie), Osman Baydemir, avait fait en 2012 appel
aux Arméniens en les invitant à revenir dans leurs foyers. D’ailleurs la
cathédrale arménienne Saint-Kirakos a été récemment restaurée dans cette ville (comme
l’église d’Aghtamar) et des messes y ont été célébrées. Autre phénomène
(impensable il y a encore quelques années), on voit apparaître dans l’Est de la
Turquie (Arménie historique) des panneaux rédigés… en arménien ! Ils indiquent
la direction de monuments historiques pour les touristes arméniens qui viennent
de plus en plus nombreux.
Alors serait-il absurde de
revendiquer le retour des Arméniens de Syrie et d’Irak, dont la vie est en
danger, dans leur propre foyer (dans le cas bien sûr où ces derniers le
désireraient) ?
Nous sommes conscients que
la réponse n’est pas simple et que la Turquie n’est pas encore prête à tendre la
main aux Arméniens.
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