mercredi 20 août 2014

Le retour au foyer



Arméniens : le retour au foyer

Jean V. Guréghian
18 août 2014     

L’appel récent de Charles Aznavour pour les réfugiés de Syrie et d’Irak, en souhaitant les installés dans les villages abandonnés en France, est intéressant et louable. Il dit entre autres : « … Pourquoi ne pas confier ces « villages fantômes » à ces chré­tiens, ces Kurdes, ces Yezi­dis, ces Armé­niens ? Ils auraient pour obli­ga­tion de les recons­truire, de les faire revivre, de labou­rer à nouveau des terres dont la ferti­lité ne fait aucun doute. Ils pour­raient ainsi vivre en paix, quasi­ment en autar­cie. Je réponds, en parti­cu­lier, de mes compa­triotes. Je sais qu’ils sont très travailleurs. »

Mais n’y a-t-il pas une autre solution pour les réfugiés arméniens de Syrie et d’Irak (notamment pour ceux de Syrie), qui serait peut-être moins réalisable, néanmoins plus logique : celle qui consisterait à demander leur retour… dans leurs propres villages, en Cilicie, d’où ils furent chassés en 1922, et dont la France a une grande part de responsabilité ! En effet, la plupart des Arméniens diasporiques du Moyen-Orient sont originaires de Cilicie.  

Il est très probable que le gouvernement turc répondrait négativement à une telle démarche, n’empêche qu’il serait peut-être opportun de profiter de l’occasion pour revendiquer.
Carte extraite de « La Cilicie au carrefour des empires » de Claude Mutafian, 
Les Belles Lettres Histoire, 1988
    

Extrait du livre de Jean V. Guréghian « Histoire d’Arménie », Y. Embanner, 2011 :

… Après la victoire, la Cilicie obtient une autonomie, sous mandat français, en mai 1919. Près de 160.000 survivants du Génocide retournent dans leur foyer. L’économie du pays se redresse peu à peu, on construit des écoles, les ports sont restaurés. Mais les autorités françaises vont dissoudre la Légion arménienne, en privant la population de ses défenseurs.
De son côté, Mustafa Kemal, qui refuse toute création d’autonomie arménienne, va profiter de la faible présence de l’armée française et de l’indécision des autorités de Paris pour attaquer en force. À Marach, en janvier 1920, les forces de Kemal vont massacrer 11.000 Arméniens, environ 8000 réussiront à prendre la fuite. Au mois d’avril, le général Andréa résistera héroïquement à Aïntab, devant l’ennemi supérieur en nombre, et sauvera les 18.000 Arméniens de la ville de l’encerclement et du massacre programmé. À Yenidjé, le général Gracy repoussera les forces ennemies. Les renforts demandés par les généraux français de Cilicie resteront malheureusement sans réponse du gouvernement. Ces batailles coûteront quand même la vie à plus de 6.000 jeunes soldats français, qui accompliront souvent des actes héroïques et se battront à un contre dix, pour sauver des populations civiles. 

Dans les régions éloignées, comme à Zeïtoun et à Hadjin, les Arméniens seront seuls devant les forces kémalistes et les Français refuseront de venir en aide. Zeïtoun tombera rapidement, la totalité des 1050 rescapés du Génocide revenus dans leur foyer sera massacrée. Hadjin tombe en octobre 1920, après huit mois de résistance. Les 6000 habitants survivants retournés dans leur foyer (sur les 35.000 avant le Génocide) seront massacrés par les Turcs. Seuls 305 combattants perceront les lignes turques et échapperont au massacre.

… Mais alors que les choses vont s’améliorer sur le terrain, Franklin-Bouillon va signer pour le gouvernement français, le 20 octobre 1921, à Ankara, un accord avec les forces Kémalistes, selon lequel La France cède la Cilicie aux Turcs et retire ses forces. Les Arméniens et autres chrétiens pris de panique vont s’enfuir, pour la plupart, vers la Syrie et le Liban, d’autres vont émigrer à Chypre, en Égypte, en Grèce, etc. Le rêve d’une Arménie cilicienne s’évanouit pour longtemps. 

Paul du Véou, témoin de l’époque, a écrit un livre remarquable sur cette tragique épopée, « La Passion de la Cilicie 1919-1922 » (450 p. éd. P. Geuthner, Paris, 1954). Voici les toutes dernières lignes émouvantes de son livre : « …il n’est pas au pouvoir des hommes d’empêcher Pâques de succéder à Ténèbres. Ainsi l’Arménie cilicienne, un jour ressuscitera par la France : ‘l’Arménie expire, disait Anatole France, mais elle renaîtra.’ Alors les drapeaux tricolores flotteront sur elle à nouveau, car les siècles de gloire et d’amour créent des unions qui ne peuvent dissoudre si aisément. Et elle groupera ses familles, bien diminuées, hélas ! Autour de ses évêques, sur son sol plus riche que le delta du Nil, son ‘Égypte avec des Alpes’. Sa légion et nos régiments veilleront encore sur son repos, la France lui donnera des charrues; nul ne la troublera dans sa foi, et elle vénérera dans son panthéon Tchalian, héros de Hadjin, et sur ses autels le Père Philippe et l’abbé Niorthe, martyrs français. Mais quand ? Mais quand ? »…

Rappelons que (jusqu’en 1915) le peuple arménien vivait sur ses terres ancestrales depuis près de 3000 ans et que l’Arménie fut le premier État au monde à adopter le christianisme, en 301 (ou en 314).

Une utopie ?
 
Bien que le souhait du retour des Arméniens rescapés du Génocide (en Cilicie comme en Arménie historique) soit considéré comme une utopie, ce souhait a été néanmoins formulé par des intellectuels turcs. Pour sa part, le maire de Diyarbakir (ville importante au sud-est de la Turquie), Osman Baydemir, avait fait en 2012 appel aux Arméniens en les invitant à revenir dans leurs foyers. D’ailleurs la cathédrale arménienne Saint-Kirakos a été récemment restaurée dans cette ville (comme l’église d’Aghtamar) et des messes y ont été célébrées. Autre phénomène (impensable il y a encore quelques années), on voit apparaître dans l’Est de la Turquie (Arménie historique) des panneaux rédigés… en arménien ! Ils indiquent la direction de monuments historiques pour les touristes arméniens qui viennent de plus en plus nombreux.

Alors serait-il absurde de revendiquer le retour des Arméniens de Syrie et d’Irak, dont la vie est en danger, dans leur propre foyer (dans le cas bien sûr où ces derniers le désireraient) ?

Nous sommes conscients que la réponse n’est pas simple et que la Turquie n’est pas encore prête à tendre la main aux Arméniens.

                                                




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