mercredi 8 juillet 2020

Faut-il fermer la parenthèse Kalfayan ?

Faut-il fermer la parenthèse Kalfayan ?
Faut-il fermer la parenthèse Kalfayan ? Non, bien évidemment. Nul n’oserait se prétendre légitime à vouloir et pouvoir décider du destin d’autrui, sauf, peut-être, M. Raffi Kalfayan lui-même, qui vient de publier, sur le site des Nouvelles d’Arménie, un article sentencieux dans lequel il martèle à trois reprises, au point d’en faire son titre, que « la parenthèse Pachinian doit se refermer ».
« Carthage doit être détruite » clamait Caton l’ancien pour convaincre les Sénateurs de rayer de la carte la cité rivale de Rome. La Révolution de velours devrait suivre le même sort, selon M. Kalfayan s’adressant aux Arméniens.
Mais ce n’est pas tout. Derrière la sémantique de la « parenthèse devant se refermer » l’auteur instille également l’idée d’une légitimité naturelle de l’ancien régime, qui s’est pourtant fondé, développé et maintenu par le crime, la corruption et la fraude électorale. Inquiétant.
Cherchant à prévenir la critique de son point de vue partisan, M. Kalfayan précise, à titre liminaire, que ses opinions reposent sur la « défense de principes », sans néanmoins dire lesquels, mais qui l’ont conduit à prendre position contre la réforme constitutionnelle de 2015 et la décision de Serge Sarkissian de briguer le poste de premier ministre début 2018.
Son impartialité serait même insoupçonnable puisqu’il souligne avoir lancé une « pétition internationale de soutien aux manifestations pacifiques en avril 2018 ».
À l’aune des nombreux drames politiques ayant accablé l’Arménie ces vingt dernières années, on aurait pu s’attendre à des faits d’armes plus élogieux de la part de celui qui distribue bons et mauvais points aux acteurs de la vie politique arménienne.
Mais surtout, pour quelles raisons les principes forgeant la rectitude de son opinion et guidant la lame de ses jugements ne l’ont pas fait réagir face à la violation de la constitution par le candidat Kotcharian à la Présidence de la République en 1998, alors qu’il n’était pas citoyen arménien depuis 10 ans, l’entrave aux enquêtes judicaires concernant les commanditaires de la tuerie du 27 octobre 1999 au Parlement, la corruption systémique de l’administration et de l’institution judiciaire, tout comme la prise du pouvoir, économique et politique, par des oligarques devenus parlementaires, après avoir prêté allégeance aux présidents Kotcharian et Sarkissian.
Quelques lignes, non plus, n’auraient pas été de trop pour dénoncer, à l’époque, les fraudes électorales systémiques de l’ancien régime pour se maintenir au pouvoir, les atteintes à la vie et à la liberté suite aux évènements du 1er mars 2008, leur dizaine de morts et le flot de prisonniers politiques qui s’en est suivi. Il est des silences assourdissants.
Alors quelle(s) faute(s) a donc bien pu commettre le Premier Ministre arménien pour mériter de M. Kalfayan une condamnation sans appel, un déferlement de fiel et de haine mâtinés d’une condescendance rare.
Car notre auteur n’y va pas par le dos de la cuillère pour prêter à Nikol Pachinian des « attaques répétées contre l’État de droit et contre la Constitution », la conduite « d’une politique de haine et de division », une « dérive autocratique », voire « paranoïaque », « des obsessions contre Kotcharian et la Cour constitutionnelle ».
Sous la plume de M. Kalfayan, « la situation politique et sociale de l’Arménie est atterrante », « l’État de droit n’existe plus » - existait-il auparavant ?-, la « démocratie parlementaire n’existe plus » - malgré des élections pour la première fois libre en 2018 !
Cette charge de notre auteur contre Nikol Pachinian intervient au moment où toutes les forces de l’ancien régime sont mobilisées pour mener la mère des batailles : garder le contrôle de la Cour constitutionnelle, composée de juges nommés jusqu’en 2015 par Robert Kotcharian et Serge Sarkissian, présidée par Hraïr Tovmassian, membre du parti républicain, ancien ministre de la justice et principal rédacteur de la Constitution taillée sur mesure pour le dernier Président.
Sa nomination, en remplacement de Gagik Haroutounyan, dans des conditions de régularité qui font l’objet d’une instruction judiciaire, s’est accompagnée d’un amendement à la Loi organisant le fonctionnement de la Cour et qui permettra à M. Tovmassian de se maintenir, au-delà de son mandat de 12 ans et jusqu’à la retraite. Il se dit que cette promotion dérogatoire serait le fruit d’un accord entre Serge Sarkissian et Hraïr Tovmassian, afin que ce dernier apporte au premier la garantie judiciaire qu’il ne serait pas inquiété.
Juge de la régularité des élections, la Cour constitutionnelle a systématiquement validé le déroulement de toutes les élections en Arménie, fussent-elles outrancièrement frauduleuses. Elle n’avait, jusqu’à la Révolution de velours, jamais manifesté la moindre velléité d’indépendance à l’égard du pouvoir politique. Par peur ? Manque de courage ? Conviction politique ?
Qui peut alors sérieusement affirmer que, dans sa composition actuelle, la Cour constitue une garantie du respect des valeurs et principes constitutionnels ainsi que la clef de voute d’un État de droit ? M. Kalfayan ! Étonnement, celui qui est devenu l’adepte de l’ultra-preuve, considère « qu’il n’a jamais été démontré que les juges aient mal rempli leur mission » !
La question de l’impartialité de la Cour constitutionnelle s’est pourtant de nouveau posée à l’occasion du procès de Robert Kotcharian. La stratégie judiciaire de ce dernier, plutôt que de répondre sur le fond du dossier aux graves accusations portées contre lui, comme on était en droit de l’attendre de la part d’un ancien Président de la République, s’est focalisée sur l’inconstitutionnalité des poursuites, tant au regard de son immunité prétendue qui le rendrait intouchable que de la rétroactivité alléguée des dispositions pénales fondant ses poursuites.
Avec succès dans un premier temps puisque le tribunal, avant d’être contredit par la Cour d’appel, avait décidé le 20 mai 2019, avant même la phase de l’examen judiciaire, de « surseoir à statuer » et de transmettre le dossier à la Cour constitutionnelle, laquelle s’empressa d’accueillir cette requête, comme celles des avocats de Kotcharian, pour s’imposer comme l’arbitre des débats et de la légalité – en réalité l’opportunité- des poursuites.
Cependant, le 25 juin suivant, la Cour d’appel a annulé la décision de sursis à statuer et a renvoyé l’affaire au Tribunal afin qu’il en reprenne l’instruction, estimant qu’il n’avait pas encore procédé à un examen nécessaire et suffisant des faits relatifs aux questions posées à la juridiction suprême.
Décidée à garder la main et peser sur les débats, la Cour constitutionnelle prendra alors l’initiative, le 2 août 2019, de saisir la Cour européenne des Droit de l’Homme pour solliciter un avis consultatif portant sur cinq questions de portée très générale.
Consciente de l’instrumentalisation dont elle était l’objet, la CEDH répondra, dans son avis rendu le 29 mai 2020, ne pouvoir répondre aux deux premières questions, « ne discernant aucun lien direct » entre elles et la procédure concernant Robert Kotcharian accusé d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel !
S’agissant de la troisième question, la Cour européenne confirmera la compatibilité avec les exigences de la Convention, des dispositions pénales sur lesquelles sont fondées les poursuites contre Kotcharian, utilisant la technique de « législation par référence », à charge pour le tribunal de vérifier in concreto la clarté et la prévisibilité de l’infraction.
Quant aux deux dernières questions portant sur la comparaison des deux versions du code pénal de l’infraction de renversement de l’ordre constitutionnel (avant et après 2009) et leur incidence éventuelle sur la rétroactivité de la Loi, la Cour européenne soulignera que « pareille comparaison doit tenir compte des circonstances particulières de l’espèce et ne peut être effectuées in abstracto ».
Au final, cette initiative en faveur des intérêts de Robert Kotcharian s’est retournée contre la Cour constitutionnelle qui revient bredouille de Strasbourg et se fait égratigner au passage à travers quelques remarques cinglantes. L’échec de sa stratégie n’a que davantage compromis son impartialité et le changement de sa composition est devenu une urgence autant juridique que politique.
En refusant de démissionner, les juges n’ont fait que confirmer leur volonté de bloquer les réformes pour lesquelles les Arméniens ont voté à plus de 70% et de défendre les intérêts d’un clan qui, comme personne, a bafoué l’État de droit, à commencer par le premier d’entre eux, Robert Kotcharian.
La réforme constitutionnelle, destinée à modifier la composition de la Cour, était devenue inéluctable. Nulle tuerie pour ce faire, ni menace, mais simplement la voie légale, en organisant un référendum, transformé, pour cause de crise sanitaire, en vote par l’Assemblée nationale où le parti « Im Kayle » est largement majoritaire, suite à des élections dont, pour la première fois, nul n’a critiqué la régularité. Bref l’État de droit comme on ne l’avait jamais connu jusqu’alors.
M. Kalfayan est pourtant convaincu du contraire, et le renoncement au référendum ne serait selon lui qu’une manœuvre destinée à masquer l’impopularité du Premier Ministre. La spéculation est audacieuse. L’inquiétante diffusion du Covid 19 en Arménie est devenue une cause nationale et l’organisation d’un référendum aurait été source de contagion. Quant à l’impopularité, une enquête d’opinion, réalisée par l’institut MPG, membre de l’Association internationale GALLUP et publiée au moment où ces lignes sont écrites, indique que 85% des Arméniens approuvent l’activité du Premier ministre.
Quant à la Commission de Venise, qui donne ses avis comme elle cultive ses amitiés avec les membres de l’ancien régime avec lesquels elle pense avoir fait progresser l’État de droit en Arménie durant ces vingt-cinq dernières années, elle a rendu un avis favorable quant au remplacement des Juges de la Cour constitutionnelle tout en souhaitant qu’il soit échelonné dans le temps.
Mais il n’appartient pas à cette commission, dont les prérogatives se limitent à donner des avis, de fixer l’agenda des réformes judiciaires en Arménie. C’est également vite oublier l’aménagement du départ à la retraite que le Gouvernement a proposé à ces juges, prévoyant le doublement de leur traitement, et que ces derniers ont rejeté sur un ton offensé.
Que le Président Armen Sarkissian, après avoir signé la première loi réformant la Constitution, décide finalement de ne pas signer la seconde, destinée à adapter les modalités de la réforme, ne l’entache pas d’irrégularité puisque cette même Constitution prévoit expressément que passé un délai de vingt-et-un jours, le président du Parlement peut promulguer la Loi à la place du Président de la République. Il n’y a pas davantage atteinte à l’État de droit, et chacun interprétera comme il le voudra la partition personnelle que semble vouloir jouer le Président de la République.
Selon M. Kalfayan, le renouvellement de la composition de la Cour constitutionnelle masquerait une volonté des autorités d’en prendre contrôle. Prêter au gouvernement des pratiques identiques à celles de l’ancien régime, c’est déjà reconnaître le forfait de ceux dont il prend aujourd’hui la défense.
Mais c’est surtout faire un procès d’intention aux prochains juges qui n’ont pas encore été nommés et qu’a fortiori, il ne connaît pas, alors qu’il se révèle très accommodant envers ceux qui ont entaché l’institution judiciaire suprême.
Je ne m’attarderai pas sur le reste de sa diatribe, dont chacun pourra se faire une exacte opinion.
L’ensemble des contradictions et incohérences sur lesquelles reposent ces prétendues atteintes à la Constitution et à l’État de droit nous incline à penser que M. Kalfayan ne défend pas des principes, qu’il se garde au demeurant de clarifier, mais simplement des « amis ».
Il n’a au demeurant pas caché, dans la presse arménienne cette fois, la grande considération qu’il portait au président de la Cour constitutionnelle, M. Hraïr Tovmassian.
Pour nous convaincre de son impartialité, M. Kalfayan serait également bien inspiré de ne plus faire mystère de son propre parcours politique au sein de la communauté arménienne et des fonctions qu’il a occupées, et nous faire connaître son jugement avisé qu’on imagine tout autant sévère, sur le bilan historique et politique de cette famille politique, qui est peut-être encore la sienne.
Enfin, M. Kalfayan défend, aussi et surtout, l’idée qu’il a de sa personne, au point de considérer que Nikol Pachinian « avait franchi la ligne rouge » pour n’avoir « eu cure » de son article publié le 11 mai 2020, sur le site Mirrorspectator.com, appelant à « la concorde nationale pour sauver l’Arménie ». « Vaste programme » aurait dit le Général de Gaulle…
Je devais participer samedi 4 juillet dernier à l’émission « Carte sur table » sur Ayp FM, en présence et suite à la publication de l’article de M. Kalfayan, sur le thème de la réforme constitutionnelle. Finalement, j’ai été informé deux jours avant par Henri Papazian que l’émission ne se tiendrait pas, sur ce thème en tout cas, car « Raffi avait renoncé ».
Ces quelques lignes lui sont donc dédiées. Doukhov !
Alexandre Armen COUYOUMDJIAN
Avocat au Barreau de Paris

07/07/2020