mercredi 12 septembre 2012

Au nom de ceux qui ne sont plus



A propos du texte de Nicolas Crosnier :
« Pourquoi l’Azerbaïdjan fait du meurtrier d’un Arménien un héros national »
  

(Rue89 – Le nouvel Observateur, 9/09/2012)

http://www.rue89.com/2012/09/09/pourquoi-lazerbaidjan-fait-du-meurtrier-dun-armenien-un-heros-national-235190


par Jean Géronimo
Spécialiste de la Russie*



 

Cette analyse est contestable sur plusieurs points, dont celui de ne pas prendre en compte la dimension psychologique et symbolique, très lourde, pour les arméniens.
Pour une analyse plus complète du drame, replacé dans un cadre plus géopolitique, dix éléments doivent être mentionnés.

1) Pour rappel, l’Azerbaïdjan est une des plus sévères dictatures de la zone post-soviétique. Cela permet de mieux « comprendre » la décision de son président. Le président Aliev a été l’ami de Bush, faut-il le rappeler, lequel a qualifié l’Azerbaïdjan de « régime démocratique »… J’ai du mal à adhérer, sincèrement.

2/ Soulignons que le génocide arménien n’a jamais été officiellement reconnu, et en ce sens, les arméniens ne sont pas mieux traités que les autres, comme l’affirme l’auteur. Bien au contraire ! Sinon, ce génocide aurait été - fort justement - reconnu depuis longtemps !!

3/ L’Azerbaïdjan mène un jeu trouble grâce à sa puissance énergétique, utilisée comme arme politique, parfois pour influer sur les négociations internationales et les décisions juridiques. Un « petit pays » certes, mais qui sait se défendre, surtout avec ses dollars (issu de sa rente énergétique) et avec la complicité américaine.

4/ L’Azerbaïdjan (avec la Turquie) est étroitement liée aux projets énergétiques (oléoducs, gazoducs) élaborés par Washington pour contourner la Russie et réduire sa puissance géopolitique. Une sorte de levier stratégique.

5/ L’Azerbaïdjan est définie par Brzezinski comme un « pivot géopolitique », susceptible d’être utilisé au service de la stratégie d’expansion américaine en Eurasie. Cela explique la bienveillance américaine – donc de la gouvernance mondiale et de ses règles informelles – à l’égard de ce « petit pays », qui verrouille sa position stratégique dans la région.

6/ L'Azerbaïdjan a appartenu au GUAM, construction américaine pour contester la domination russe en zone post-soviétique et accélérer son reflux (« roll back ») depuis la fin de la guerre froide. Cette adhésion ne laisse place à aucune ambiguïté sur l’attitude de ce pays face à la Russie et ses alliés.

7/ L’Arménie est un allié fidèle de la Russie, inversement à l’Azerbaïdjan, proche de Washington. Cette affaire touche donc, par ricochets, les intérêts des administrations américaine et russe. Comme une gifle politique inutile, à la Russie.

8/ Le nationalisme, utilisé comme levier identitaire dans l’ancienne zone d’influence soviétique, est structuré contre un ennemi ethnique (parfois russe, parfois arménien...) ou religieux. Dans cette optique, et pour cimenter l’unité politique, tous les coups sont bons (dont les meurtres ethniques).

9/ Le groupe de Minsk a stabilisé une forme de paix entre arméniens et azerbaidjanais et empêché la poursuite d’une guerre meurtrière. Il a donc une fonction politique utile, contrairement aux affirmations de l’auteur regrettant « 20 ans d’échecs ». Plutôt 20 ans de massacres évités.

10/ Les courants et « héros » fascistes antisémites et anti-soviétiques sont aujourd’hui réhabilités en Hongrie, en vue d’y renforcer l’idée nationale (comme dans de nombreux pays de la zone post-soviétique, dont l’Europe de l’Est et les Etats baltes). Troublante coïncidence avec cette sacralisation d’un « héros national » en Azerbaïdjan, visant, dans le même temps, à rompre avec l’héritage soviétique, synonyme de perte d’identité et de soumission au « colonisateur russe ». Une forme de « réécriture de l’histoire », régulièrement dénoncée par V. Poutine.

L’ensemble des 10 éléments mentionnés m’incitent à considérer la libération de Ramil Safarov comme une violation des droits et de la moralité humaine, sous couvert d’arrangements et d’ententes entre différents Etats protégés par Washington. Ententes qui s’expliquent encore mieux par la dimension économique : la Hongrie (et l’Europe) a besoin d’énergies, l’Azerbaïdjan en est riche - et Washington a besoin de ces deux Etats pour des raisons politiques et stratégiques. Une évidence.

Ce qui est inadmissible, est l’inaction de l’Europe et des Etats-Unis, qui ont montré plus de « présence » dans d’autres affaires. Pourtant, c’est un terrible symbole pour le peuple arménien. Et, surtout, une blessure indélébile.

Une justice internationale à géométrie variable, qui n’émeut guère l’opinion internationale, endormie par l’unilatéralité de la vision occidentale sous leadership américain, via des médias sous contrôle. Une information anormalement favorable aux Etats hostiles à la Russie et à ses alliés (dont l’Arménie).

Le plus choquant, est que l’auteur, N. Crosnier, affirme sur la fin de son texte que l’acte (le meurtre) est « justifié », par différentes considérations.

Par respect pour l’humain et la vie, on ne pourra jamais justifier une telle chose.

Au nom de ceux qui ne sont plus.

Et de la justice, s’il en reste.


* Auteur de "La Pensée stratégique russe", publié aux éditions Sigest


Voir aussi : 
http://www.comite-valmy.org/spip.php?article2809
http://www.alterinfo.net/A-propos-du-texte-de-Nicolas-Crosnier-Pourquoi-l-Azerbaidjan-fait-du-meurtrier-d-un-Armenien-un-heros-national_a81320.html
 

1 commentaire:

  1. Bonjour, je vous réponds directement pour dissiper tout malentendu. L'objectif de mon article était d'exposer le discours des médias azerbaïdjanais (ce serait un abus de langage de parler finalement d'opinion dans cette situation). Ma façon d'aborder cet objectif a pu en décontenancer certains, car je ne porte pas de jugement. J'expose "leurs" arguments. Je parle du pays que je connais. Je ne comprends pas ce reproche qui m'est fait de ne pas exposer la situation du point de vue arménien. Ce qui est vu comme une omission n'est qu'une contrainte journalistique (comme mon titre et l'introduction qui ont été changé...) et une déviation de nos habitudes vers l'obligation de toujours répéter les évidences (oui le génocide arménien n'est toujours pas reconnu, oui l'Arménie est dans une situation d'isolement entre des états hostiles et nationalistes, oui les habitants du NKAO étaient traités comme des citoyens de seconde zone dans la RSS d'Azerbaïdjan).

    Peut être ai-je pris comme mauvais point de départ que tout le monde avait lu le premier article de Rue89 sur la question ou ailleurs et que mon texte s'ajoutait à un corpus déjà connu.

    Le fait de décrire la situation en Azerbaïdjan ne m'empêche nullement d'être d'accord avec vos dix points. La plupart de la presse au moment où j'ai écrit mon texte exposait surtout le point de vue des chancelleries occidentales et arménienne (qui est celui du droit international), je trouvais intéressant de montrer comment à l'intérieur certains essayent de justifier un acte indéfendable comme grâcier un meurtrier qui n'a pas purgé sa peine et le réhabiliter. Ils essayent de justifier, je ne justifie rien ! Je rapporte les sentiments qui parcourent différents groupes de la population pour comprendre pourquoi certains actes de nos diplomaties sont inefficaces (comme ce sentiment, aberrant oui mais qui existe quand même, que les Azéris sont mal traités du fait de leur religion face aux Arméniens par la communauté internationale). Je pense le contraire mais je n'exprime pas mon opinion dans ce texte.

    C'était mon objet de rapporter ce qui se dit en Azerbaïdjan, car "simplifier" ce qui s'est passé à l'action du président me paraissait insuffisant pour estimer "l'état du régime". C'est pour celà que j'ai montré aussi que des opposants voyaient clair dans les manipulations d'état dans cette affaire et des azéris dénoncent eux-mêmes ces justifications.

    Voilà, il me paraissait important de rappeler ici que je ne justifie pas, je décris et j'ai montré dans mon texte que je ne cautionne rien.

    Nicolas Crosnier

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